GOBERNADOR * PREMIER TOME
CHAPITRE XVII
La noblesse n'est rien, la richesse est tout. L'or élève au premier rang le plus méprisable des hommes.
Euripide.
Le jour suivant, dans la rade devant Palmiste, à la Tortue.
L e capitaine Somerset accepta, sans réticence, l'invitation que lui envoya le gouverneur de l'île.
Effectivement, en remerciement de la bravoure et du coup de main décisif dans la bataille contre les Espagnols, Le Vasseur venait d'expédier une ambassade qui se montra d'une extrême courtoisie. Elle proposait que le capitaine et ses officiers "honorent de leurs distinguées présences" un banquet officiel consacrant la victoire.
Des propos du pli enluminé, que débitait avec emphase Monsieur Scorbino -le plénipotentiaire italien précieux et perruqué délégué par le gouverneur-, il n'était question que de vocables sucrés, de remerciements doucereux et de courbettes diplomatiques.
En revanche, un silence circonstancié entourait la prise accouplée à la grande coque de l'Asturias qui, à n'en pas douter, ferait l'objet plus tard, d'une négociation certainement âpre et difficile...
Toutefois, bien qu’ébloui par l’ostentation de l’ambassade, Somerset restait persuadé de conserver l'avantage des atouts.
Abusé par la flatterie enrubannée de l’Italien autant que par la dimension de l’hommage qu’on s'apprêtait à lui rendre, le pirate anglais remercia de la prévenance de la démarche. Il rassura l'ambassadeur sur l’exactitude au rendez-vous fixé; rappelant qu'il était lui aussi très à cheval sur l'étiquette.
Disant cela, son stick -ressorti de son attirail avec son uniforme propre- s'abattit sur l’oreille d'un marin qui formait la garde d'accueil!
Violacé de honte, le coupable referma sa vareuse garance restée entrouverte et l'alignement se rétablit dans un silence épais.
Cette rigueur impressionna le représentant efféminé de Le Vasseur qui regagna, en trottinant sur ces chaussures à bouts carrées, l'embarcation qui mouillait en bas de l'échelle de coupée.
Dès que le dernier sifflet salua l'ambassadeur et sa chaloupe éloignée, le capitaine convoqua ses maîtres d'équipage et s'enferma avec eux dans la salle des cartes.
«Messieurs! Le gouverneur nous fait la grâce d'inviter votre commandant à sa table ce soir et c'est un grand honneur pour l'Asturias et pour son équipage!
Toutefois, je vous rappelle que nous sommes en territoire français et à priori, dans des eaux ennemies...
Donc, vous devrez tous rester à bord, ouvrir l'œil et vous tenir en état d'alerte, prêts à repousser une attaque d'où qu'elle vienne!»
Après l’éloquence de son discours, Somerset tiqua. Dans les regards de ses quartiers-maîtres, il ne lit qu’une évidente déception et un affligeant mutisme… Ses hommes, tous des brutes avinées, étaient peu sensibles à ce type de langage; l'appel à leur discipline ne faisait pas recette sur ce navire et cela désola, une fois encore, son capitaine. En l’instant par son ordre, Somerset savait qu’il risquait l'émeute, la révolte, d’autant qu’il n'avait plus à sa disposition la poigne de Smith, son second, pour faire exécuter ses décisions.
Devant ce risque, il jugea que sa seule chance de maintenir tous ses hommes à bord était de leur promettre que dès son retour, on pratiquera la comptée du nouveau butin, celui du bateau Batave, qu'il négociera s’il le peut, dès ce soir, avec le gouverneur. Ceux qui ne seront pas là pour réclamer leur part seront simplement déclarés déserteurs et exclus du partage. Entre-temps, chacun devait préparer ses comptes avec le maître d'équipage élu et, en attendant son retour, il autorisait que l'on mette en perce un tonneau de ratafia de sa cave qu'il offrait à ses hommes.
Les quartiers-maîtres quittèrent la salle des cartes avec la bouline à la main, bien décidés à faire attendre sagement leurs matelots jusqu'au retour du banquet pour participer enfin, à la comptée... Et, chacun jura de bien garder le coffre-fort flottant qu’était l’Asturias, jusqu’au retour du capitaine!
Chacun, aussi de se dire qu'il sera bien temps demain, d'aller dépenser ses gains accumulés dans les cales depuis des mois de mer. Cette dernière nuit à bord passera vite, d’autant qu’elle les bercera de fantasmes formidables, de débordements sans retenue, dans la perspective d’étancher leur soif de femmes et d'orgies, à s'en saouler.
A peu près rassuré, le capitaine Somerset regagna son quartier.
Au passage, il releva vertement le gardien qui somnolait accroupi devant la porte des demoiselles et déverrouilla l’huis de sa clé.
Il frappa et sans attendre la réponse de ses jumelles, entra en claironnant la superbe nouvelle de leur invitation chez le gouverneur. «Mes beautés! Allons mes beautés !
Ce bon gouverneur Le Vasseur nous attend pour souper et ce soir, mes chéries, nous allons au bal!...»
Le rouquin ne trouva aucun écho à son enthousiasme… Mais, au contraire, découvrit deux pimbêches pincées, sans le moindre sourire, qui lui tournèrent le dos dès son entrée en fanfare.“Leurs majestés” n'avaient pas apprécié l'affront du tiraillement des cheveux devant tout l'équipage; elles voulaient bien s'habiller en hommes et tortiller de la croupe devant tout le monde, mais n'admettraient jamais la moindre remontrance, fût-elle pour leur propre sécurité!
Inès et Mélissa Hermosa Campanilla i Palomas venaient de se souvenir de leur haute noblesse. Elles exigeaient des égards et comptaient, par une attitude hautaine, se réconcilier avec leur rang. Leur soudaine froideur leur faisait gagner une altitude éloignée de la canaille qu'elles venaient de côtoyer de près… Pour ce faire, elles avaient remis leurs robes madrilènes, bouffantes et sans formes et arboraient le port de tête méprisant qui sied à leur condition.
Le capitaine Somerset s’empourpra et ses favoris pâlirent sur le cramoisi de son visage. En deux enjambées, il fut devant les deux jeunes filles et les tança vertement. «Comment cela, comment cela? Je vois des mauvaises têtes qui ne méritent pas les couronnes que je voulais mettre dessus!
Voilà bien des manières et des façons qui n'ont pas court sur mon bateau!
L'on va vite sourire et faire bonne figure, sinon l'on ira rejoindre les cales et leurs misères!»
Il se radoucit un peu car son emportement ne faisait que renfrogner davantage les jeunes filles. Même le chat, évaporé dès l’arrivée fracassante du capitaine, sentant passer l'orage, refaisait surface. «Allons Mesdemoiselles! Ne faites pas vilaines faces, nous allons souper chez l'un des hommes les plus puissants et assurément le plus riche des Caraïbes, Le gouverneur Le Vasseur, en personne!
Allons, préparez-vous vite, il aime les femmes jeunes, belles et souriantes...
Vous allez vous parfumer et vous montrer dignes du grand honneur qu'il nous fait!»
Comme il ne savait pas parler aux femmes de qualité, il usa d’un argument qu’il subodora infaillible pour obtenir leurs faveurs.
Il abandonna les jumelles un instant et se rendit chez lui, dans la cabine voisine, d’où il fut de retour sans délai, un immense sourire aux lèvres. «Regardez, regardez mes douces colombes ce que je vous apporte!
Mais cela mérite un cou et des oreilles bien dégagés!...»
Des profondeurs de ses coffres, le pirate avait extrait une bourse de cuir qu'il posa sur le dessus d'un guéridon déjà passablement encombré d'affiquets. La curiosité ameuta les pimbêches autour de lui… Les voilà qu’elles le pressent, en soupesant du regard la bourse souple, en tentant d’en deviner le contenu.
Somerset fit durer le plaisir, prenant son temps, usa et abusa des manières qui convenaient à son hommage... Enfin, cédant à l’impatience des oiselles, l’Anglais délaça les cordons et fit apparaître deux colliers de perles et des pendentifs d’oreilles assortis!
Il ne s’agissait pas de ces perles vulgaires qui couvraient les étals des indigènes; mais de celles que l’on trouve, à l’infime pourcentage d’une sur mille, dans la rivière de la Hache... Des perles énormes, en forme de poires et toutes, étrangement noires!
Et ces perles superbes et rares jetaient des reflets nacrés et métalliques.
Les deux jeunes sœurs ouvrirent des yeux comme des soucoupes. De leur vie, elles n'avaient vu pareilles merveilles; même aux bals du roi où, pourtant, les duchesses nombreuses s'empressaient d'exhiber leurs trésors!
Ces perles noires fascinantes attiraient immanquablement leurs regards.
Comme s’y attendait Somerset et raison de sa manœuvre, les jumelles recouvrèrent leur sourire angélique et ensemble, dénouèrent leurs cols et tirèrent leurs cheveux en arrière; en un geste similaire qui voulait dire, sans ambages, qu'elles acceptaient son magnifique présent.
Le capitaine gagna en couleur quand ses doigts, bien peu habitués aux fins travaux, s'escrimèrent à mettre en place les goupilles des fermoirs. Il est vrai que le pirate excellait assurément plus dans l’art d'arracher les bijoux que celui, délicat, de les remettre. D'autant que la peau, chaude et veloutée des nuques offertes, réveilla de vifs émois qu'il eut du mal à contenir.
Après bien des tâtonnements, dont il ne se plaignit pas, une parure superbe vint orner chacune des gorges graciles des jumelles.
Le geste inédit du pirate augurait une période faste que les demoiselles seraient bien aise de reconnaître et d'apprécier à sa juste valeur… Dans son ire, l’Anglais fut bien prêt de remettre ces petites sottes aux fers. Il faut croire que les jeunes écervelées s'en aperçurent car elles firent tout pour être pardonnées, redevenant câlines et soumises à l'égal du matou, qui, derechef, vint se frotter sur les revers des bottes lustrées du capitaine.
Samuel Georges Somerset n'en demandait pas plus.
Il leur accorda une heure pour se préparer…
C’est avec un sourire fendu d’un favori à l’autre, qu’il quitta les demoiselles enchantées et regagna son quartier en traversant le corridor.
* * *
Dès la porte de leur cabine refermée, armées d'un briquet d'amadou, les jumelles allumèrent les bougies des flambeaux d'argent et occultèrent les rideaux damassés sur le crépuscule rose de la rade.
Recluses dans leur intimité, elles se pressèrent devant leur psyché pour admirer leurs nouvelles parures. Bien vite, elles allaient convenir qu’avec de tels joyaux elles ne pouvaient garder les vêtures austères dont elles s'étaient, tantôt, affublées par dépit.
A l’évidence, ces bijoux somptueux imposaient de dégager leurs cous et méritaient de s'étaler, sans gène aucune, sur l’écrin de leurs gorges blanches.
Aussi, leurs doigts fébriles ouvrirent leurs cols raides de tarlatane, dénouèrent les entrelacs et s'activèrent au déboutonnage des dizaines d'agrafes qui oppressaient leurs bustes sous le taffetas de leurs robes épaisses.
En fin de compte, cédant à l’empressement d’admirer dans toutes leurs splendeurs les trésors admirables que leur “bon oncle Samuel” venait de pendre à leurs cous, les jeunes filles se dénudèrent jusqu'à la taille. Puis, s’asseyant face à face sur un tapis épais, elles s’émerveillèrent longuement car l'une devenait le miroir vivant de l'autre...
En contact intime avec leur chair, chaque perle épousa le relief dans la progression harmonieuse de leurs tailles. Au centre, lovée dans un berceau de fils d'or, une perle en forme de poire, énorme et noire de jais, étincelait d'une beauté satanique. Remarquable, celle-ci trouva sa place à l’amorce du sillon de leurs seins blancs où son fascinant reflet métallique rehaussa l'incarnat de leur tétins. Inès, la première, posa sa main sur la gorge offerte de Mélisa. Sous ses doigts, les perles s’irisèrent sur la peau fine qui tressaillait. Un frisson langoureux parcourut le corps des deux jumelles. Elles communiaient du bout des doigts et leurs flux assortis se complétaient, se prolongeaient, s'échangeaient à travers les perles, traversaient leurs poitrines de part en part en vrillant leurs cœurs qui s’emballaient à l'unisson.
Alors, comme deux guitares andalouses, elles entrèrent en harmonie et vibrèrent d’un accord parfait que seules leurs natures semblables autorisaient. Puis elles s’enlacèrent tendrement, s’enchevêtrèrent d'amour et de fièvre jusqu’à ce que leurs corps brûlants exultent dans un orgasme absolu.
Ce furent les coups redoublés frappés à l’huis par Somerset qui les tirèrent de leurs ébats. Elles bondirent sur leurs pieds quand il annonça, d'une voix forte, qu'elles devraient être prêtes “au plus tard”, à six heures trente !
Dans le cagibi, elles se lavèrent rapidement de l'eau douce et parfumée d'un bassin en faïence aux délicats décors bleutés de Desvres. Elles expédièrent leurs ablutions et sortirent de leurs malles -fort heureusement retrouvées intactes dans les fonds du navire- leurs robes neuves de satin brodé. Elles étaient ravies d'avoir récupéré leurs belles toilettes; leurs tenues d’apparat qu'elles n'avaient pas eu le loisir de porter -au bal d’intronisation des Infantes à la Cour- tant leur départ d'Espagne fut précipité.
Avec émotion, elles libèrent de leur écrin de duvet, les toilettes précieuses. L'une était d'un satin de moire violette, brochée de broderies cardinalices alors que l'autre, d'un vert émeraude profond rehaussait de guipures en festons de Valenciennes noires et argentées; toutes deux étaient superbes. Elles furent en joie de les revoir intactes car ces deux robes représentaient leurs premières toilettes d'adultes, de vraies femmes… Elles allaient remplacer définitivement les vêtures austères des novices du couvent.
A ce titre, ces toilettes avaient d'ailleurs coûté une fortune à leur tuteur, don Alphonsine, car les couturières, pour les réaliser, étaient venues à de nombreuses reprises depuis Madrid jusqu'au couvent académique d'Alcalà de Henares, lieu où les jumelles étaient cloîtrées pour leur éducation.
A cette occasion, les deux sœurs gardaient souvenance de l'excitation que leur procuraient alors les essayages, où elles s'abandonnaient "corps et âmes" entre les mains des modistes, laissées sans surveillance dans l'une des rares dépendances profanes du couvent.
Instants capiteux, volés à l'extrême sévérité des abbesses qui garantissait, aux tuteurs-dignitaires, contre grasses pensions en escudos d'or de bon aloi, une chaste éducation chrétienne et de prudes manières à leurs protégées.
De cette institution si rigide, elles n'en sortirent que pour embarquer pour les Amériques!
Inès et Mélissa lissèrent leurs cheveux en arrière en une belle symétrie, acquise d'une habitude mutuelle de se peigner. En un tour de main, elles se tressèrent des nattes dans leurs longs cheveux. Elles les enroulèrent en un chignon, qu'elles fixèrent très haut sur leurs têtes par d’élégants peignes de nacre. Cette coiffure dégageait la gorge et les épaules… Ne s'agissait-il pas de mettre en valeur leurs colliers?
Et, par cette élégance, de satisfaire les attentes du capitaine et de son illustre hôte.
Puis sur des jupons a volants, plusieurs fois tournés autour de leurs tailles si minces, elles enfilèrent leurs robes brodées. Ces dessous donnèrent de l'ampleur et des formes “à la façon des Indes” à leurs tenues, à l’opposé des vêtures si tristes encore de mise à la cour austère de l'Escurial.
Les jumelles adoraient cette dernière mode italienne si raffinée, ramenée par les suivantes du vice-roi de Naples, lors de son dernier voyage au palais du Buen Retiro.
Mode qui avait, incontestablement, influencée leurs couturières. Sans doute, leur duègne pudibonde aurait trouvé leurs bustiers, en poult de soie, vraiment trop décolletés pour leur âge... En serrant bien leurs tailles, on ne pouvait mieux mettre en valeur leurs épaules et leurs poitrines.
Néanmoins en l’instant présent et en ce lieu si éloigné des convenances, le simple bon sens exigeait d’elles de cacher ces trésors de leurs noires mantilles, aux yeux avides et à la convoitise acharnée des coquins du bord.
Dans l'excitation, elles ne trouvèrent plus leurs bas et leurs fines chaussures avaient horriblement souffert du voyage tumultueux :
Le délicat cuir laqué, jadis si souple, craquelait en s'accommodant mal de l'eau de mer.
Qu’importe, les robes amples allaient cacher leurs chevilles nues dans leurs souliers abîmés!
Elles furent bientôt prêtes. Sans doute un peu exagérément poudrées de riz, une mouche arrogante posée au coin des lèvres; lèvres qu’elles ont soulignées de carmin pour la circonstance.
Seul, le parfum suave de leur cher Luis-Antonio allait bientôt leur manquer. La petite fiole précieuse que Mélisa portait, par chance, dans un pli idoine de sa robe le soir de son enlèvement, venait de livrer son ultime goutte en un soupçon voluptueux qu'elles se partagèrent équitablement.
Leurs mantilles, ces châles de dentelles ajourées qui servaient à toutes choses, y compris d'attrape-galant, recouvrirent les deux comtesses de la tête aux épaules, ne laissant deviner que leurs contours exquis, en une fausse pudeur tant prisée par leurs inventeurs arabes.
Le capitaine regarda l'horloge de sa cabine; elle détenait l'heure du bateau, indispensable pour tenir l'estime et la position sur les cartes.
Une demi-heure s'était écoulée depuis six heures.
Alors qu’il s’apprêtait pour le banquet, Somerset se rendit à l’évidence : Ce coquin de barbier français lui manquait aussi !
Depuis sa désertion de bord, il devait se raser tout seul, chose qu’il détestait.
Il avait tenté de confier cette glorieuse tache à d’autres matelots; sans dégotter l’élu en qui il puisse avoir totale confiance en la lame. L'alcool -ou l’appréhension de ne point le satisfaire-, leur donnait la tremblote; aussi, le moment délicieux de la barbe s’était transformé en période de grande angoisse, ne sachant jamais si l’officiant ne lui trancherait pas l'oreille ou la gorge!
Pour contrer l’envie de l’assassiner, qui rodait sûrement dans quelques têtes, Somerset, peu confiant de nature, avait pris une précaution supplémentaire : Il posait, sur le ventre du barbier du jour, le canon damasquiné d'un pistolet espagnol qui ne le quittait plus. Il assurait qu'il garderait bien, quoi qu'il arrive, suffisamment de vie pour entraîner avec lui dans l'autre monde, le maladroit qui voudrait l'égorger!
Aussi, ce soir on lui fit la barbe avec toutes les précautions annoncées…
Entre les doigts avertis des risques encourus, la lame tranchante virevolta avec précision entre les favoris, nettoyant le menton et le cou de l'épaisse toison rousse, sans qu’il ne survienne le moindre dérapage ni la plus insignifiante coupure.
C'est donc rasé de près, vêtu d’une chemise propre au col de dentelle puisée dans la garde-robe du marchand dévalisé, que Somerset endossa son grand uniforme de capitaine. Il hésita bien avec l’habit écarlate mais, en fin de compte, préféra sa grande veste bleue turquin ornée de brandebourgs alternés, d’argent et d’or. Quand il retourna chez “ses favorites” ceint de son écharpe de soie, l’insigne de son commandement, leur miroir poli confirma la majesté de son allure.
Dès qu’il les aperçut, l’Anglais ne put que les féliciter de leur rare élégance.
Dans leurs atours somptueux, elles sont absolument radieuses et leurs fraîches beautés resplendissent pleinement. Il les fit tourner pour apprécier leurs jolies robes puis, écarta les mantilles et admira avec un vif contentement, les gorges rayonnantes des rangs nacrés de perles. D’autant que pour parfaire leur parure et ne disposant que d’une paire de boucle d'oreilles, chacune a glissé dans l’un de ses lobes percés, l'attache en fil d'or où pend une perle poire, reprenant à l'identique mais en plus petit, le motif central du collier.
Les reflets fascinants des bijoux accentuaient la pâleur de leurs bustes et le pendentif ponctuait d’or les globes saillants de leurs jeunes seins.
Virevoltantes de candeur, mais combien agressives et provocantes en ces lieux, les donzelles s’esclaffèrent de l’émoi immédiat de "leur bon oncle”!
Aussi, le capitaine fut très fier d'en prendre une à chaque bras pour traverser le pont de l'Asturias jusqu'à l'échelle de coupée.
Au grand étonnement de Somerset, le protocole d'embarquement se déroula parfaitement. Sa haie d’honneur illuminée par les flambeaux fut irréprochable par son parfait alignement. Au-delà des lumières, derrière le mur écarlate des torses bombés où pas un bouton ne manquait, on devinait les trognes hirsutes des matelots et tous se tinrent cois, subjugués par tant de beauté et de noblesse.
Eclairé à “giorno” par les immenses lanternes du château de l'Asturias, l'escalier pentu fut descendu avec précaution; les robes évasées des jeunes comtesses se prêtaient mal à cet exercice. En bas, maintenue à poste par ses rameurs, une chaloupe arborait à sa corne de poupe, le pavillon rouge et noir de Somerset et deux fusiliers, en tricornes armés de mousquets, se tenaient debout à l'arrière du canot.
Ce soir là, le capitaine pirate se montra pourvu d'une galanterie sans faille et d'une grande courtoisie. Montant en tête dans la barque, il aida les demoiselles à enjamber le plat bord qui surplombait l'eau noire de la baie.
L'une après l'autre, il les souleva par la taille de ses mains puissantes, qui en faisaient presque le tour, et cet exercice galant raviva encore son émoi. Inès, sentant l'étreinte s'attarder outre la décence, châtia la main fautive d'un vif coup d'éventail qu'elle portait élégamment pendu au poignet.
Les beautés prirent place sur des coussins moelleux, qu'une âme prévenante avait pensé à disposer, à leur attention, sur les bancs rugueux et humides de la chaloupe. Alors, le capitaine Samuel Georges Somerset coiffa son feutre emplumé de commandant de l'Asturias et, debout dans leurs dos, donna l’ordre d’appareiller.
Sous la lune brillante qui montait en quartier, l'équipage superbe pris la mer au rythme cadencé des nageurs.
Là-bas, à une courte encablure, sur le ponton de Basse-Terre éclairé par des torchères nombreuses, une foule excitée attendait l'arrivée du célèbre capitaine “Boucher” qui, pour la première fois de sa sombre existence, allait être officiellement reçu "en héros" dans la colonie de la Tortue.
La belle chaloupe de l’Asturias aborda au ponton, retenue par des dizaines de mains qui aidèrent à son amarrage. D'un bond, le capitaine sauta sur les planches disjointes alors que la foule des curieux l’ovationnait. On s'écarta avec respect devant sa stature, ce qui lui permit de tendre la main aux jeunes filles qui le rejoignirent sur l'appontement surchargé.
Chacun de s'extasier devant l'élégance peu commune des invités et les sifflets admiratifs surpassaient le brouhaha né de l'accostage.
L'événement extraordinaire avait déplacé beaucoup de monde, et en l’instant, on put craindre que l’antique ponton branlant vint à s'écrouler!
Aussi, l’Anglais et ses protégées rompirent la foule et se dirigèrent promptement vers la terre ferme en passant entre les hauteurs des châteaux des galéasses de commerce, des flûtes, des brigantins de course, toutes prises nombreuses amarrées en épi à l’embarcadère.
Les dunettes, les tillacs et les hauts-bords de ces navires étaient noirs de spectateurs, sur plusieurs rangs, et cette foule faisait une ovation continue au pirate qui, inlassablement, lui répondait de son chapeau emplumé.
Disposées tout au long du parcours, des torches de poix éclairaient largement les invités de marque et les gourdins des prévôts écartaient et refoulaient du passage les curieux amassés.
Le cortège s’avança jusqu’au bout de la jetée où une troupe de mousquetaires formaient un carré d'honneur. C’était la garde personnelle de son Excellence Le Vasseur
Le plénipotentiaire efféminé, celui qui avait porté l'invitation du gouverneur à bord de l'Asturias, attendait ses hôtes sur le quai devant un grand carrosse sombre. A ses côtés, se tenait un personnage important -un certain Monsieur Thiebault- que l'oiseau pommadé s’empressa de présenter au capitaine comme étant l'un des deux lieutenants généraux du gouverneur.
L’homme était haut de six pieds et largement bâti. Bien que lieutenant général de l'armée disparate de Le Vasseur, il portait un bel habit civil au col de dentelles fines de Calais et ses jambes fortes étaient gainées de bas de soie.
Tous remarquèrent l'estafilade fraîche qui fendait la pommette de l’une de ses joues : Un souvenir cuisant de ces derniers combats.
Le lieutenant adressa quelques mots de bienvenue en français à Somerset et, en hommage appuyé aux charmantes invitées qui l'accom-pagnaient, il balaya le quai de son chapeau panaché à la mode indienne en une révérence démesurée qui ravit les demoiselles.
Le chef pirate, impressionné par tant d’égards si dispendieux, lui rendit son salut avec maladresse...
Le Vasseur faisait bien les choses et ce Monsieur Thiebault se montra très courtois lorsqu’il invita ses visiteurs à s’installer dans un carrosse princier. Deux laquais en livrée assuraient le service : L’un ouvrant le portillon et l’autre dépliant l'escabeau qui y était fixé.
Les jeunes filles montèrent en premier; enserrant leur robes encombrantes dans l'huis étroit et s'installèrent côte à côte, en prenant bien leurs aises. Somerset s'assit en face d'elles, suivi par le lieutenant général du gouverneur; le chambellan précieux prit place à côté du cocher alors que les valets grimpèrent à l'arrière, chacun tenant un flambeau à la main.
Sans attendre, l'attelage de quatre alezans superbes s'ébranla sous la protection d'une garde de lanciers à cheval.
Les cavaliers dégagèrent la route du poitrail de leurs bêtes pour écarter la foule dépenaillée des « habitants » qui remplaçaient les capitaines, riches et élégamment vêtus, du premier rang. A présent, le carrosse traversait le bas-quartier de Fond-Piment. Cloaque infesté de mendiants et d'estropiés, ce lieu était une sorte de Cour des Miracles que hantaient les résidus des combats, les-culs-de-jattes, les pauvres hères miraculés des tueries flibustières continuelles.
Le lieutenant s'excusa et occulta, de part et d'autre des jeunes personnes, les courtines intérieures de la voiture. Il les protégeait ainsi, de la vue peu ragoûtante des bas-fonds sordides de la Tortue. Néanmoins, les deux oiselles entrevirent ce monde étrange des mendiants et s’en inquiétèrent. Ainsi, ne se défaisant pas de sa courtoisie, Monsieur Thiebault leur expliqua les règles de fonctionnement de la colonie. «Mes demoiselles! Contrairement à ce que venez de voir, la société des gens de mer est fraternelle et charitable envers les estropiés.
Elle suit, en cela, les règles occultes reconduites annuellement par les chartes liant les équipages aux armateurs.
Or, cette loi tacite des... Frères de la Côte codifie parfaitement le tarif pour une jambe ou un bras perdus en campagne!»
Il ajouta que ce service social, instauré ici depuis plusieurs années, par on ne sait plus qui, fonctionnait correctement et était respecté très scrupuleusement dans toute la colonie française.
«Sachez que pour garantir la survie des mutilés les plus démunis et, selon la gravité de leur infirmité, venait s'ajouter souvent, une paire de nègres! Ces esclaves, en remplaçant les bras et les jambes de l'estropié, étaient capables d’assurer, au pire sa pitance journalière et, au mieux, une existence quelquefois confortable... Les exemples sont légions!»
Thiebault s’interrompit lorsque le carrosse passa dans une fondrière et manqua de verser… Tous doivent s’accrocher aux poignées, tant ils sont ballottés. En dépit du bruit incroyable et des cahots, les jeunes filles -tout comme Somerset- boivent les paroles du lieutenant. Aussi, elles le pressent pour qu’il poursuive ses explications. «Hélas, hélas, mes jeunes dames! Le havre de paix de notre colonie attire des gens de bien mauvaise conduite!
Leur existence s’avère brève et pour la majorité, le simple lendemain est déjà bien incertain!»
Le lieutenant général confirma qu’effectivement, bien peu d’entre eux se préoccupaient de leur avenir; se contentant de croquer, en une seule fois, le gain qui pourrait leur assurer une destinée sereine...
Et, ce que Thiébault cacha aux jeunes comtesses, c’était que ces pauvres hères abusaient de l'alcool, du jeu et des femmes jusqu'à complet épuisement de leur pécule. Parallèlement, le prix de l'amour, qu'ils pratiquaient assidûment, restait toujours proportionnel à la beauté et à l'intégrité physique de ces consommateurs éperdus.
Une fois leurs nègres vendus, ruinés en ripailles et à l'issue de leur ultime orgie, ils finissaient leurs vies en croupissant dans la fange du bas-quartier de Font-Piment que les jeunes comtesses venaient d’apercevoir!
Si le carrosse avait traversé Fond-Piment dans la journée, le spectacle aurait été encore plus éprouvant. On s’imagine cette lie diminuée survivre dans une crasse immonde, en s'abritant des intempéries tropicales sous des amas de planches, des bois d’épaves où tout au plus dans quelques carbets de palmes. Et chaque jour, pour y puiser leur subsistance comme des cochons, les plus vaillants d'entre eux se disputaient les ordures que venaient déverser les domestiques des riches capitaines des alentours!
Alors que le lieutenant général évoquait ces horribles choses, l'attelage attaqua la forte pente de la route en lacets du fort de la Roche, situé tout en haut d'une élévation rocheuse. La côte soudaine obligea le conducteur à fouailler ses chevaux, forçant l'escorte des lanciers jusqu'alors au pas rapide, à se mettre au trot. Quittant le bourg et son affligeant spectacle, Thiebault décida d’ouvrir les rideaux car l’air confiné du carrosse devenait irrespirable. Curieusement, même avec les mantelets totalement rabattus, l'atmosphère du lieu avait l’odeur du feu et restait suffocante.
L’explication était autour d’eux, la voiture soulevait les amas de cendres des deux entrepôts ravagés durant l'attaque des Espagnols et tous se penchèrent aux portières pour voir le spectacle hallucinant.
Tout au long du chemin de la première herse du fort, des foyers rougeoyaient encore dans la nuit et des ombres s’agitaient en fouillant les décombres encore fumants. Malgré la chaleur de ce champ de bataille où grésillaient toujours les derniers feux du combat, tous frissonnèrent... Car chacun sentait roder la Mort toute proche, la devinait, là, occupée à recenser ses cadavres et à se repaître, à l’avance, des agonisants.
Peu après, le carrosse emprunta la piste longeant la surélévation occupée par les canons espagnols, ceux-là mêmes que l'Asturias avait pilonnés. On s’écarta à demi sur le talus pour éviter les roues noircies et les carcasses disloquées des charretins de poudre. Plus loin, un autre spectacle hideux allait nourrir, en cauchemars, les nuits candides des deux ingénues : Rasant, de leurs jambes ballantes le toit de la voiture, quelques suppliciés blafards, pendus aux branches basses des flamboyants, s'éclairaient au passage des flambeaux.
Le carrosse grimpa rapidement le chemin pentu, qui s'insinuait entre les murs des fortifications, et arriva à la première chicane qui précédait la poterne.
Sur les remparts, qui s'élevaient à droite du chemin, des hommes portant des torches donnaient de la lumière aux manœuvres qui fouillaient les ruines des premiers bastions effondrés. Les chevaux ralentirent, puis la voiture s'arrêta quelques instants jusqu'à l'enlèvement des gravats qui obstruaient encore la route.
Quasiment invisibles, des nègres s'affairaient à déblayer le passage en poussant, en contrebas, les pierres et les briques des murailles tombées sous la canonnade. A côté d'eux, des flibustiers, mêlés aux soldats réguliers, débarrassaient de leurs armes les morts de toutes origines, qu'ils entassaient sur une charrette au trois-quarts pleine.
Depuis le bourg de Basse-Terre, une seule route empierrée rejoignait le fort et partout autour, des falaises abruptes de plusieurs dizaines de toises, surplombaient où bordaient cette plate-forme, garantissant son caractère imprenable. On arriva bientôt devant la porte et une grille de fer, sous le porche, fut ouverte par des gardes bigarrés. Dans un fracas assourdissant de cavalcade sur les pavés luisants d'humidité, le carrosse pénétra dans la cour d'honneur de la citadelle de la Roche; autant dire au cœur même du réduit le plus inexpugnable de la capitale de la Tortue.
Là aussi, Le Vasseur n’était pas avare de lumière et des torchères illuminaient la cour carrée, à y voir comme en plein jour!
La voiture s'immobilisa et l'escorte de lanciers, mettant pied à terre, forma devant leurs bêtes, une haie d'honneur. Le chambellan farineux, aidé de ses valets, descendus de leurs places à l'arrière de l'attelage, ouvraient déjà les portes du carrosse et basculaient les degrés articulés.
Somerset posa le premier le pied sur les dalles disjointes, ajusta son épée et son feutre sur son chef. Immédiatement, il se retourna pour aider, avec courtoisie, «ses femmes» à descendre de la voiture. Les jumelles cachaient leurs traits pâles de leurs mantilles. Les flambeaux innombrables accrochaient des lueurs au satin moiré de leurs robes et, sur leurs poitrines, les perles brillaient de leurs éclats métalliques.
En face d'eux, une porte claire se découpait dans la muraille d'un bâtiment, indiquant le chemin menant vers le banquet où ils étaient attendus. Avec mille courbettes, l’oiseau italien les invita à suivre le lieutenant général Thiebault qui s'avançait vers l'entrée illuminée. En chemin, plusieurs domestiques déposèrent leurs plats pour les saluer avec déférence.
Le chambellan -on vient d’apprendre qu’il se nommait Scorbino- les devança en virevoltant pour annoncer à la garde l'arrivée de ses illustres invités. Les arrivants le rejoignirent sur le seuil où s'entrouvrit, à leur approche, le mur de hallebardes défensives qui protégeait le bâtiment.
Le groupe traversa un dédale de chicanes maçonnées qui abritaient la salle des boulets et de la mitraille des assaillants; partout des espingols de bronze, montées sur des affûts, couvraient de leur feu chaque changement de direction. Devant-eux, le majordome déverrouilla les grilles successives, que les invités franchirent, en s’enfonçant dans le ventre de la forteresse.
Le «pommadé» ouvrit une nouvelle porte, masquée à la vue d’une tenture épaisse et tous entrèrent dans une grande salle voûtée.
La pièce, sans doute une réserve, était bondée, jusqu’au plafond, d'objets magnifiques et de meubles de belle facture. Le lieutenant Thiebault, suivit de ses hôtes, traversèrent le local en suivant un passage étroit entre les mobiliers entassés; ce faisant, ils marchaient sur plusieurs épaisseurs de tapis précieux, jusqu'à une ultime porte.
Bien différente des lourds battants bardés de fer des autres quartiers de la citadelle, bâtie de panneaux moulurés rechampis de filets dorés; elle était le seuil d’un palais digne d'un roi.
De l’endroit et à travers l’huis clos, tous perçurent des éclats de voix, des rires et de la musique. Suivant un code convenu, le lieutenant général toqua... Et un judas discret s'entrouvrit sur la tête d'un huissier. Reconnaissant son monde, l’homme ouvrit en grand les deux battants et s'écarta respectueusement. Alors, les invités pénétrèrent dans la vaste salle d'apparat de la citadelle...
Somerset et les deux jeunes filles restèrent ébahis du spectacle qui s'offrait à leurs yeux…
Tout ici, était d'un luxe inouï et une bonne trentaine de personnes, tous de grands capitaines flibustiers ou des officiers de l'armée du gouverneur, devisaient sous des lambris dorés. La salle était bien plus élevée de plafond que le long vestibule qu'ils vennaient de quitter; les voûtes et les arcades laissaient à penser qu'il s'agissait d'une ancienne chapelle, transformée, par le sacrilège du prince des lieux, en une véritable salle du trône!
Suspendus au plafond, des pavillons et trophées multiples, pris sur les navires capturés lors des innombrables campagnes, formaient un ciel continu.
A qui savait le voir, le “Jolly Rogers”, le pavillon noir des pirates au crâne édenté posé sur une croix de tibias, y figurait en bonne place!
Dans l’assistance, une majorité de messieurs, en grande tenue bigarrée, et quelques dames; mais, bien peu était de race blanche, plutôt des métisses ou franchement des noires. Dans leurs atours colorés, toutes riaient très fort.
Un orchestre à cordes entretenait un fond de musique charmante, comme dans les plus belles cours d'Europe, et le vin fin semblait y couler à flot, servi dans du cristal par une armée de laquais en habit.
Tous les arrivants en étaient à s’extasier de ce qu’ils découvraient quand le maître de cérémonie « le farineux Scorbino », en grande pompe, frappa de sa canne a pommeau et annonça, avec solennité, leur entrée dans la salle.
«Son Excellence le capitaine Samuel Georges Somerset, commandant de l'Asturias... Accompagné de Mesdemoiselles ?
Il se pencha vers les jeunes filles pour connaître leurs « petits noms ». Surprises de l’irrévérence du protocole, les jumelles répondirent sèchement que du Vieux Monde d’où elles venaient, elles n’avaient pas de “petits noms”!
L’Etiquette exigeait qu’on les présenta par leurs titres: Elles étaient comtesses Inès et Mélissa Hermosa Campanilla i Palomas, que suivait une bonne douzaine de noms de fiefs.
Remise en place protocolaire qui plongea “l'emplumé italien” dans la confusion la plus honteuse, le faisant se perdre dans un flot d’excuses.
A sa décharge, il est vrai qu'à la cour extravagante du gouverneur, on était plus habitué aux sobriquets des prostituées, maîtresses et reines d'un jour des capitaines flibustiers, plutôt qu'à l'avalanche des noms et titres prestigieux de ces véritables princesses d'Espagne.
Remis justement à sa place, le chambellan égraina d'une voix aiguë, sans quelques omissions, les titres nombreux d'Inès et Mélissa.
Avec une grande courtoisie, qui occulta leur maladresse, tous les invités saluèrent très bas, jusqu’aux amiraux pirates qui se découvrirent à leur passage. Instinctivement, les jeunes comtesses reprirent la démarche particulière, au pas un rien traînant en usage à Madrid, et le port de tête majestueux; en fait, celui qui sied si bien à de vraies infantes castillanes. Sur leur chemin, les dames se turent; ployant les torses, aux poitrines rebondies encombrées de joyaux magnifiques, en de pitoyables révérences.
Peu après, le lieutenant général Thiebault croisa son alter ego : Monsieur Martin. Il le présenta aux invités comme étant son équivalant civil, chargé, par son Excellence le Gouverneur, de l’administration générale et du maintien de l'ordre dans la colonie turbulente de la Tortue. Au premier abord, l’homme avait du mal à sourire et son salut, à l’adresse de Somerset, fut sans chaleur.
Néanmoins, il se fendit, plus par obligation que par réelle courtoisie, d'un baisemain glacial envers les jeunes filles. Son regard, tout aussi acide que dénué d’aménité, survola ces civilités sans l’expression du moindre égard pour la beauté rayonnante des jumelles.
Devant eux, la foule des courtisans s'écartait et leurs femmes indécentes, fardées à outrance, exhibaient sans honte leurs cuisses ambrées que découvraient, aisément, leurs robes fendues. Des exagérations et des extravagances, Somerset et ses deux ingénues allaient en découvrir tout au long de cet extraordinaire banquet.
La provocation -vice que ces dames cultivaient comme leurs manières habituelles-, entretenait une odeur de débauche permanente qui satisfaisait pleinement l’attente des richissimes aventuriers, une fois descendus à terre. Là en l’instant, à deux pas des jeunes filles, l'une d'elle, plus excentrique ou plus saoule que les autres, releva ses robes et dévoila, à l’assistance médusée, ses dessous intimes dans une ovation générale!
Somerset ne dénotait pas au milieu de ces égarements, il s’en délectait à pleines prunelles et même, à gorge déployée...
Mais les deux jeunes espagnoles, derrière leurs fins écrans de dentelles, rougissaient jusqu'aux oreilles!... Si leur duègne, leur chère préceptrice si sévère, voyait qu’elles assistaient à ce spectacle affligeant, elle tomberait raide morte d'apoplexie.
Soudain, un nuage obscurcit la candeur des jumelles : Elles ne se reconnaissaient pas dans le monde hideux qui les entourait… Même si, dans ce décor fabuleux, ces messieurs élégants ressemblaient aux nobles hidalgos castillans... Ici, leurs manières grossières et rustres trahissaient leur appartenance au peuple vulgaire des roturiers, des soudards et des mécréants!
Evidence qui les repoussa à l'écart des exubérances des dames avinées et les firent s’abriter derrière l'un des volumineux chandeliers en argent massif qui formaient une allée éclairée jusqu'à l’estrade.
Chaque flambeau, de six pieds de haut, soutenait de ses branches ouvragées de longs cierges de cire blanche; de cette cire si chère et si rare qu'elle était réservée aux offices des cardinaux et aux princes de l'Eglise. Cet alignement de lumière conduisait le visiteur vers une scène surélevée entièrement revêtue de tapis précieux, où s'érigeait, sous un dais chatoyant, le fauteuil -où plutôt le trône- du Gouverneur. Ce trône, une chaire à haut dossier doublé de satin grenat et aux boiseries superbes dorées à la feuille, était encore vide. L’illustre Le Vasseur n'était pas encore sorti de ses appartements qui communiquaient, par un passage secret, avec la présente salle d'audience.
Tout à coup, le “poudreux Scorbino” s’agita et, pris soudain de frénésie, sauta sur l’estrade. Il fit des visites incessantes derrière une tenture, frappa de sa canne pour obtenir le silence puis, enfin, annonça « l'entrée imminente » de son Excellence le gouverneur.
Un murmure parcourut la salle qui se figea, quand le rideau s'écarta pour laisser passage à une escorte armée qui prit place sur la scène, repoussant les curieux les plus huppés de la trajectoire du haut personnage.
Six mousquetaires, de vrais géants, assuraient la protection rapprochée du personnage. Ils se devaient d’être forts et dissuasifs car ils garantissaient, de leurs poitrines cuirassées, la vie turbide du tyran... Tyran dont la tête était mise à prix d'une façon exorbitante par les autorités espagnoles, partout ailleurs qu’à la Tortue!
Alors, le gouverneur Le Vasseur, le roi incontesté de l'île de la Tortue, fit son entrée... En fait, l’homme n’est pas très grand mais il compensait sa modeste taille par une perruque à rouleaux, exagérément haute, qui surmontait sa tête.
Vêtu d'un justaucorps de soie taupe constellé de brillants et de broderies d'or et d'argent, il portait une veste longue en satin bleu nuit aux parements galonnées d'or et aux larges manchettes d'où s'échappait un flot immaculé de dentelles fines. Une énorme croix, sertie de diamants et d’émeraudes, ornait son col et un grand cordon rouge et blanc de l'Ordre de Malte, dont il s'était arrogé la sublime appartenance, barrait sa poitrine. On pourrait aisément le prendre pour un Prince du sang si, sous l’écharpe de soie azurée qui ceint sa taille, une paire de pistolets d'argent n'y étaient glissée suivant la mode des flibustiers de ces contrées!
Pour parfaire l’élégance extraordinaire du personnage, une pendeloque d'or retenait une épée à son côté, dont le pommeau s'enjolivait d'un rubis, gros comme un bouchon de carafe!
Un voisin, dont le rang autorisait sans doute l'approche du potentat dans son lever, apprit au capitaine anglais que sous ses chemises de soie, le gouverneur portait une cuirasse de cuir et de fer, capable de résister à toutes les dagues et à la plupart des balles de pistolet.
Ce détail époustouflant expliquait le fait qu’avec cette chaleur, ce corset, indispensable à sa sécurité, l'engonçait et le faisait exagérément transpirer. Aussi, près de lui, des esclaves noirs actionnaient des éventails de plumes suspendus au plafond, qui brassaient l'air lourd et enfumé de la grande salle.
Le gouverneur s'assit sans un mot. Alors, tel un ensemble bien orchestré, l’assemblée complète mit un genou en terre!
A l'exception, bien entendu, de Somerset et de ses jeunes comtesses, décidément peu habitués à un tel protocole.
Scorbino s’agita derechef et manqua de s’étrangler… Gesticulant, au dos du grand personnage, il adressait des signes désespérés aux nouveaux venus comme un vrai moulin à vent.
Les deux lieutenants, Martin et Thiebault, s'inclinèrent avec déférence et encouragèrent les trois invités à saluer comme eux.
Décidément, Somerset ne se résout pas à mettre genoux en terre; il se décoiffa simplement en guise d’hommage...
Pensant sa bienséance amplement suffisante pour une première rencontre avec ce vaniteux personnage. En revanche, au grand dam du chambellan, les demoiselles, elles, ne saluèrent même pas !...
Bien au contraire, elles se raidirent encore plus, refusant la moindre révérence que leur dignité réservait uniquement à leur roi Philippe.
C'étaient habituellement les hommes -et de bien plus haute noblesse que ce tyranneau- qui s'inclinaient devant elles et non le contraire... D'un air pincé, elles prirent de l'altitude sur la masse des faux nobles et des mécréants agenouillés.
Si de leurs places, elles avaient pu voir l'œil vexé de Le Vasseur, elles auraient compris l'outrecuidance de leur attitude; de l’outrage de lèse-majesté qui risquait fort de porter préjudice à la suite de leur soirée.
L’affront avalé, le maître de cérémonie déplia un vélin tiré de sa manche. Avec l’emphase qui semblait l’apanage de sa charge et la voix nasillarde des oiseaux de son acabit, « l’enrubanné » entama la lecture de la longue liste des invités présents.
A l’inventaire impressionnant des tristes sires, des mauvais garçons et des forbans qui se trouvaient dans la salle, il fit précéder chaque nom du cadeau -souvent en monnaie de bon aloi- apporté en signe d’hommage et de loyauté au gouverneur.
En contrepartie des présents qui affluaient vers ses coffres, Le Vasseur distribuait, à sa cour factice, des honneurs tout aussi dénués de noblesse : “Grand Amiral de la Flibuste», «High Captain Silver”, “Amiral Grandissime d'Hispaniola” et des titres ronflants et creux de “Marquis des îles” et de “Comte du Bas du Fort”!
Tous documents remis à l'appui, justement estampillés du sceau du gouverneur qui représentait ici le jeune roi de France, Louis le Quatorzième.
Cette pratique contentait grandement ses canailles de vassaux et allongeait la cohorte de la fausse noblesse, déjà si prolixe. Et chacun, après de telles facéties, de porter avec ostentation ses titres et de faire respecter ses prérogatives sur toutes les terres et mers reconnues de ce côté-ci de l'océan.
Pour ce soir, leurs femmes porteront le titre de leur galant, prêtes à retourner, sans tarder, dans la fange des bordels, dès que la fortune de leurs nobles capitaines aura fondue au soleil hors de prix de la Tortue.
Le chambellan arriva, enfin, en bas du rôle, ayant épuisé les riches invités donateurs et leurs femelles exubérantes. Alors, dans une envolée de rubans et avec toute la vitesse de ses courtes pattes, Monsieur Scorbino vint chercher le capitaine Somerset et les deux jeunes Espagnoles. «Mes belles Dames, Monseigneur!
Allons, allons, je vous en conjure, approchez-vous de son Excellence le gouverneur Le Vasseur...
Notre maître, désire instamment vous connaître!»
Bien à contrecœur, les jumelles consentirent à quitter leur couvert; le regard ombrageux du capitaine anglais leur ôtant toute idée de refus. Néanmoins, en signe évident de sédition, elles refermèrent leurs mantilles sur leurs mines courroucées.
“L’oiseau pommadé” ouvrit la trace devant les trois invités que suivirent les lieutenants Thiebault et Martin. Tous traversèrent l’assemblée qui venait de se relever, de recommencer à boire, à pétuner et à parler fort. Une fois arrivées devant le trône, où siégeait royalement Le Vasseur, les dignes jumelles ne purent faire autrement que de le saluer.
Alors elles s’exécutèrent gauchement, sans mettre aucune des multiples grâces que leur éducation avait forgées pour ces occasions!
Affront à peine voilé qui obligea, en contrepartie, « leur bon oncle Samuel » à balayer le sol de son feutre empanaché et à ployer le genou plus bas que de raison… Le tout en maudissant l'orgueil persistant de ces drôlesses qui le couvraient de ridicule.
Les jumelles remarquèrent les yeux de braise du gouverneur et, savourant leur petite victoire, elles condescendent à entrouvrir leurs châles. Mieux que cela, elles osèrent fixer effrontément son regard, tout en arrondissant ensemble leurs mantilles sur leurs épaules pâles... En un double défi pour mieux jeter, à sa face hideuse, la richesse de leurs parures de perles rares!
La noblesse de leur port et les rondeurs coquines de leurs jeunes poitrines tranchaient avec la salacité des courtisanes alentours et Le Vasseur sourit de leur hardiesse en montrant ses dents jaunes et abîmées. Mais, son appétit de loup répondit à leur audace et fit tressaillir les demoiselles, amenant la chair de poule sur leurs bras dénudés. Après cet hommage forcé, le gouverneur prit la parole en se levant et frappa de son épée le sol de l'estrade. Le brouhaha et les rires de la salle s'interrompirent immédiatement.
«Messieurs, Messieurs, silence!
Ce soir nous avons la chance d'avoir parmi nous le très fameux capitaine Samuel Georges Somerset...
Et, avant toute chose, Capitaine, recevez de notre colonie, toute notre gratitude pour votre valeureuse aide!
Votre nom, déjà illustre, est ce soir associé à notre victoire contre ces chiens d'Espagnols...
Mes remerciements et tous ceux de mes habitants vont vers vous pour votre bienheureuse initiative!»
L'assemblée huppée des faux marquis d’applaudir avec chaleur.
L’hommage expédié et l’Anglais contenté, le potentat se rassit pour se consacrer à des urgences plus croustillantes. Aussi, ajustant un lorgnon qui pendait à un cordon de son habit, il se pencha vers les gorges appétissantes des demoiselles... «Voici, donc, les petites merveilles que nous apporte notre nouvel allié... Mon cher Somerset, mille fois merci!
Ces jumelles sont tout à fait ravissantes bien qu’elles manquent, à mon goût, d’obéissance et de respect.
Mais ces choses essentielles s’apprennent vite par des oiselles d'une telle jeunesse et de si noble naissance...
Soyez, mon bon ami, une fois encore, grandement remercié de ce royal présent! »
Le Vasseur fit alors un geste et les jeunes filles furent séparées de l’Anglais.
Action menée sans aucune brutalité mais avec détermination, par un domestique empressé. Elles sont conduites, avec d’autres femmes, vers une longue table superbement dressée, où le repas allait être servi. Aucune des deux ne s’aperçut que les géants de l'escorte du tyran entouraient le Capitaine pirate, l'isolait de la foule indifférente des autres illustres flibustiers.
Somerset ne comprenait rien à la situation, il pensait au malentendu… Bien évidemment, il n'avait nullement l'intention de faire cadeau de « ses femmes » à ce nabot vaniteux; d’ailleurs, il allait, de ce pas, lui dire à ce roitelet!...
Mais, il n’en eu pas le temps car les séides du gouverneur le ceinturèrent fortement et l'entraînèrent, sans tumulte, vers la porte dérobée masquée par la tenture épaisse. Le garrot, qui serrait son cou, interdisait qu'aucun son ne sorte de sa bouche et, même s'il avait hurlé, la musique, qui venait de reprendre de plus belle, aurait couvert son appel.
Sans égard pour l’Etiquette, on lui ôta son feutre et l'un des gardes, sans autre forme de procès, l'assomma d’un vigoureux coup de poing. Alors, l’Anglais sombra dans le néant et on l'emporta vers «le Purgatoire», le traînant vers les geôles profondes et affreuses de la citadelle.
Sans heurt et sans scandale, à dix pas derrière le dos de ses jeunes fiancées à peine installées, de part et d'autre du gouverneur, exactement aux places d'honneur du banquet, Somerset venait d'être promptement escamoté du grand théâtre de la flibuste. * * *
Sans attendre et avec une pompe toute princière, confortablement installé entre les deux délicieuses jumelles, le potentat français donna l'ordre de commencer le service. Des valets nombreux s'activèrent, autour d'eux, pour déployer des paravents en laque de chine qui isolèrent le gouverneur, sa favorite la comtesse Hermione et les sœurs madrilènes du reste des tables de leurs invités.
Quelques places étaient encore inoccupées, sans doute réservées pour quelques privilégiés admis dans l'intimité ainsi recréée.
Bientôt, les retardataires rejoignirent la table d’honneur. Il s’agissait du lieutenant général Thiebault, qu’accompagnaient deux somptueuses mulâtres aux poitrails chargés de bijoux superbes. Puis, arriva Monsieur Martin -la mine contrariée- qui semblait venir se joindre à eux bien à contrecœur! Bien entendu, aucune place ne fut gardée pour le capitaine Anglais; détail qui étonna les demoiselles qui n’osèrent s’en inquiéter auprès de leur hôte.
Bien que des esclaves agitaient des éventails de plumes au dessus de leurs têtes, maintenant une fraîcheur relative, les jumelles ont très chaud et le vin clair, pétillant et doux qu'elles boivent, empourpre leurs joues. Veillant à ce que le breuvage ne manqua jamais dans les verres, un laquais complètait sans cesse le niveau des cristaux. Aussi, elles ne se rendirent pas compte que l'alcool sournois procurait son effet et bientôt, très gaies, elles oublièrent totalement « leur bon oncle Samuel ».
Une noria de domestiques -tous en livrées d'apparat identiques- véhiculait les premiers plats dans une vaisselle somptueuse, toute d'or, de vermeil et d'argent estampillée. Des pâtés en croûte et des venaisons arrivaient en masse, présentés sur des tapis de feuilles et de fleurs exotiques. Des pigeons et des oiseaux en habits de plumes éclatantes sont servis sur des nids de fruits confits et d'accompagnement de légumes locaux.
Des sauces, assaisonnées de ces petits piments mexicains si redoutables, venaient relever le goût des consommés de langoustines et du riz sauvage, ordinairement si fade. Du poivre, de la cannelle, des clous de girofle et du safran, toutes épices si rares et si chères, débordaient des coupelles délicates de cristal taillé. De grandes couronnes de pain au cumin ou truffés de pignons et de noix, accompagnaient chaque plat. Partout, des paniers pleins de galettes frites confectionnées de la farine de ce gros blé doré, ce“maïz” qu'affectionnaient les Indiens.
Suivant le déroulement du service “à la française” à l’honneur en ce lieu, tous ces plats et bien d’autres, surchargeaient la table au point qu’il n’y subsista aucun endroit désert pour accueillir les rôts nombreux qui survenaient, à présent en convoi, des cuisines.
Aussi, on ajouta des dessertes qui furent, en un rien de temps, couvertes de poulardes, de gibiers et de rôtis, que découpaient, en un cérémonial consommé, des gâte-sauces en tablier.
Par un privilège divin reconnu et accepté par tous, le gouverneur se réservait le droit de piocher, d'une étrange fourche à deux dents, dans toutes les assiettes de ses invités et d'en choisir les meilleurs morceaux. Bien entendu, il ne s’en privait pas, tout comme il se délectait à tremper son pain dans les assaisonnements qui lui convenaient, là où cela lui convenait.
Cette manie provenait de sa peur du poison; dont l’usage, importé du Vieux Monde, était très en vogue pour qui voulait expédier son prochain « ad patres ». Aussi, il attendait que ses invités s’empiffrent de l'ensemble des plats présentés et ne commençait réellement à manger qu’une fois leur bonne santé confirmée!
Imaginant bien, qu’un quelconque empoisonneur, ne pouvant qu’être armé par ses proches attablés, ne prendrait pas le risque d’occire, par mégarde, son propre commanditaire.
Aussi, plus rien n’empêcha les panses de se remplir des mets délicieux, dévorés à pleines bouches, a pleines poignées; le tout ponctué d’éructations sonores entre lesquelles, chacun se suça les doigts, tout encombrés et raidis de bagues nombreuses.
Fin stratège dans l’art d’attabler, Monsieur Scorbino avait placé en face du gouverneur deux plantureuses courtisanes aux gorges rebondies couvertes de richesses incroyables.
Les ailes larges de leurs nez trahissaient leurs lointaines origines africaines et, par élégance, elles y avaient piqué, ainsi qu'aux lobes de leurs oreilles, des diamants qui lançaient mille feux. L'ascendance prolifique “du nègre” ressortait dans la forme de leurs lèvres épaisses et charnues, bien que ces femmes aient hérité d'une belle peau cuivrée de l'important brassage de sang indien.
Rapidement, ces catins se moquèrent de la niaiserie amoureuse des pucelles et plaisantèrent, dans leur langue créole, avec les hommes attablés.
Éméchées, les jumelles rirent avec elles quand ces femmes délurées, dans l'allégresse générale, se barbouillèrent la face des sauces épaisses des rôts. Au point que le jus gras des viandes coula dans leurs parures, poissant leurs taffetas jusqu’aux plus intimes dentelles!
Seul, Thiebault, l'un des deux lieutenants s’amusait franchement des extravagances des courtisanes. Le sinistre Monsieur Martin, quant à lui, semblait tout simplement outré de tant d’indécences étalées.
Plus le souper s’avançait, plus le gouverneur transpirait sous sa perruque énorme.
L'alcool s'additionnait aux émois que lui procuraient les charnelles exubérances des mulâtres, auxquels s’ajoutait la touffeur de la salle bondée.
Et, bientôt, Le Vasseur entrouvrit son col et dégrafa son pourpoint.
Pareillement échauffé, mais point par les mêmes choses, Monsieur Thiebault se montra conquérant et s’égara sur la poitrine débridée de la métisse vautrée près de lui, franchissant l’orée de la bacchanale.
Piqué au vif, Le Vasseur ne fut pas de reste et s'aventura à quelques attouchements coquins, du bout de son pied déchaussé, sur l’autre catin assise en face de lui!
Mais rien n’échappa à la pulpeuse “Hermione” qui veillait, à tout instant, à ses prérogatives de favorite. Bien vite, elle s'énerva des frasques de son auguste amant à peine dissimulés par la nappe. Les gloussements de la courtisane entreprise attisèrent sa jalousie et son sang bouillonna… Hermione n'hésita pas une seconde entre l'esclandre et ravir la primauté de la débauche à la donzelle.
Tout de go, elle donna le ton en ouvrant son corsage et en dénichant l’un de ses seins pesants qu'elle déposa, dans la stupeur générale, sur son assiette dorée!
Cette surenchère, des plus piquantes, ravit ces hommes dépravés et toute la tablée s’esclaffa de l’aubaine. Appelant, aussitôt, la venue de son frère, de son jumeau superbe que la fausse comtesse consentit, enfin, à déballer, après quelques inutiles pruderies.
Les exploits pervers de ses orteils et l’offrande de la poitrine provocante échauffèrent Le Vasseur de plus belle...
Il étouffait littéralement... Il défit quelques attaches de nacre de son pourpoint et entrebâilla sa chemise.
Mais n'y tenant plus, le gouverneur dégrafa une sangle latérale et dégagea le recouvrement doublé de sa cuirasse. Enfin, il respirait!
Ce faisant, le corset aux écailles d'acier s’entrouvrit, libéra sa gorge en montrant le haut de son torse pâle.
Rien ne modérait l’appétit de chair du tyranneau qu’excitaient les joutes obscènes de ses drôlesses. Aussi, abandonnant ses acrobaties sous la table, voila qu’il entreprit les jeunes Espagnoles de ses assiduités.
Dès le début du souper, leurs mantilles sont tombées à terre; offrant à sa vue les trésors de leurs gorges et délivrant, au bénéfice de son nez, les fragrances délicieuses de leur parfum.
Le fripon s’enhardit et passa sa main sur les épaules rondes d'Inès, caressa son cou et sa nuque, suivit de ses doigts le chapelet de perles jusqu’a rencontrer le pendentif prisonnier du velours des lobes de ses jeunes seins.
Curieusement, la jeune fille ne réagit pas... Mais, la voilà qui chancelle. Une nausée furieuse la prend à la gorge et elle perd connaissance un instant. L'alcool fort, ingurgité entre les plats, lui retourne l'estomac et sa sœur Mélissa, au même moment, montre des symptômes identiques.
L’autre courtisane -celle délaissée par l’auguste chatouillement- ne s’avoua pas vaincue, déniche ses appâts de son bustier, qu'elle offre, sur un plateau, à son voisin Monsieur Martin, parmi d'autres fruits tout aussi mûrs. Belle maladresse que ce copieux présent car ses tétines sombres révulsent le lieutenant qui rabroua la catin avec méchanceté.
Monsieur Martin devient blême. Il ne s’amuse plus du tout de ces perversités au point qu’il fit une réflexion irrévérencieuse.
Une désobligeante remarque, reprise au bond par le gouverneur qui, bien que passablement éméché, lui rappela :
«...Que s'il avait le vin aussi discourtois, il se devrait de lui interdire définitivement sa table»!
Après ce bénigne aparté et changeant de voisine, les doigts de Le Vasseur suivent le parcours que dicte leurs bons plaisirs.
Ils s'insinuent sous la manche de satin, la firent glisser en découvrant l'épaule. Puis, infatigables aventuriers, explorèrent l'amorce de la poitrine de Mélissa.
Les esprits s'échauffent un cran de plus, des plaisanteries douteuses fusaient sur la docilité des jeunes Espagnoles enivrées...
Sur leur consentement à se laisser “tripoter par ce gros porc”... On en vint à des propos qui dépassaient, même en ce lieu de débauche, les limites de la bienséance et de l'Etiquette en générale.
Les rires du gouverneur deviennent grinçants, vivement attisés par les débordements verbaux des courtisanes aux torses dénudées.
Elles insistent à tort, frôlent le manque de respect en harcelant grossièrement, jusqu’à l’excès, Monsieur Martin qui, soudain, se lève.
Alors, survient le crime de lèse-majesté quand ce dernier, dans un geste inconsidéré, retire la main de son Excellence du corsage dégrafé d'une des deux jeunes jumelles! Stupeur et consternation!
Le gouverneur Le Vasseur s’exécute mais devint cramoisi... Et, devant l’outrage, il gifle de sa main vagabonde, son irrespectueux lieutenant. Vexé, Martin entre alors en furie. Sur la desserte, il saisit un couteau à découper les viandes et porte un violent coup, en pleine gorge, dans l'échancrure béante de la cuirasse du potentat!
Sous la vigueur de l’estoc, la lame d'acier, longue et flexible, s'insinue entre le buffle et les côtes et perfore le cœur du gouverneur…
Il s'affale en arrière sur son fauteuil… Raide mort.
Un flot de sang envahit sa bouche restée ouverte de stupeur et coule sur son col immaculé, dégoulinant en traits vermillon sur l'épaule de la jeune espagnole alanguie. Son bras glisse et sa main abandonne, définitivement, la peau satinée de la gorge soumise de Mélissa.
Hagard, Martin retire la dague ensanglantée du poitrail et la laisse tomber, sur la table, parmi les reliefs de la vaisselle renversée.
Dessoûlées d'un coup, les courtisanes débraillées hurlent, renversent leurs sièges et s'enfuient en bousculant les paravents chinois. Alors que les gardes, postés de l'autre côté des écrans, surgissent l'arme haute et restent sans voix. Dominant immédiatement la situation, Thiebault leur ordonna de saisir Martin qui était prostré... A l’évidence, son geste avait largement dépassé son entendement. Les mousquetaires le ceinturèrent et l’emportèrent totalement abasourdi par le même chemin emprunté, tantôt, pour le pirate Somerset.
Sur une table débarrassée des rôtis, on allongea prestement le corps de Le Vasseur qu'on recouvrit d’une riche nappe ouvragée d’où dépassait, incongru, un pied sale curieusement déchaussé.
Un pan relevé du linceul improvisé masqua, à l’assistance qui affluait au galop, la tête exsangue et chauve du gouverneur, aux yeux à jamais écarquillés. Ébouriffée et désormais inutile, la monstrueuse perruque gisait à quelques distances. Très calme, le lieutenant général Thiebault improvisa une déclaration circonstancielle devant l'assemblée des flibustiers silencieux qui entouraient, à présent, la table dévastée par la courte mais mortelle altercation.
Il annonça que le gouverneur Le Vasseur était mort, qu’il venait d’être emporté par un excès de colère qui lui avait rompu les veines du cœur. Responsable devant tous de son emportement et, en conséquence, de sa mort, le second lieutenant Martin serait incarcéré et justice serait promptement rendue.
En ce vingt-septième jour du mois de mai de cette année 1652, il se déclarait, lui, Thiebault, gouverneur par intérim de la colonie de la Tortue durant le temps que le roi de France -leur souverain à tous- veuille bien désigner, suivant son bon plaisir, un nouveau gouverneur qui viendrait le relever.
Il demanda à deux capitaines, fripouilles notoires mais reconnues et respectées par les Frères de la Côte, de servir de témoins à cette passation de pouvoir, on ne peut plus rapidement expédiée.
Livide, le chambellan Scorbino apporta une écritoire et, de sa plus belle écriture, rédigea l'acte officiel.
Le Vasseur n'était pas encore froid que la Tortue se dotait d'un nouveau gouverneur qui escomptait la richesse attachée à la charge mais savait, aussi, la difficulté de s'y maintenir en vie.
Le cadavre fut débarrassé de sa croix de diamants et d'émeraudes qui vint orner le col de son “Excellence le nouveau gouverneur Thiebault”, symbole marquant, devant tous, la continuité des engagements respectifs dans l’obéissance la plus absolue.
Ensuite, les témoins flibustiers mirent leurs pouces en guise de signature et authentifièrent, devant l'assemblée réunie, la régularité irréprochable de la procédure.
En cet instant, dans la tête de Monsieur Thiebault, une pensée opportune lui tira un sourire : Il ferait vite savoir à l'autorité espagnole la nouvelle de la mort de Le Vasseur. Cette heureuse dépêche allait orienter, vers ses basques, les caisses de doublons promises pour cette occasion, en dorant à bon escient et sans peine, son blason juste naissant.
La veillée funèbre tourna court et chacun s'empressa de regagner son bord et de reprendre le large. Quelques-uns des invités, voyant qu’ils en avaient l’occasion, récupérèrent leurs dîmes et s'enfuirent définitivement.
Somerset, encore sous le choc, croupissait déjà dans un cul de basse fosse alors que les jumelles espagnoles, malades et pâmées, furent emmenées ailleurs par des domestiques véloces sous l'œil étonnamment sec de la “Comtesse Hermione”.
En chemin, les jumelles rendirent en chœur leur repas… Totalement inconscientes du drame qui venait de se jouer devant elles et qui transformerait, à jamais, l'univers glauque de la colonie flibustière de la Tortue. * * *
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