asturias-1652.com    3 Romans de Mer et d'Aventures    Bernard Yves Espla  ©   


 
 
 
 

GOBERNADOR  * PREMIER TOME 
CHAPITRE XII  


Sur l'Asturias, au large d'Inarégua.

 L e capitaine Samuel Georges Somerset jubilait d'aise : Ses demoiselles étaient de nouveau à son bord! 
De surcroît, dès leurs retrouvailles, elles s’étaient littéralement jetées à son cou.
A présent, elles dormaient dans le somptueux lit passementé d’une cabine proche de celle du capitaine, justement décorée avec goût par les dites jumelles espagnoles.

Le rouquin avait eu beaucoup de mal à persuader ses hommes de l'intérêt de ce nouveau raid et, devant leur manque évident d’enthousiasme, il avait du se résoudre à exécuter son plan quasiment seul. Il n’avait pu expliquer aux cerveaux obtus de ces pirates que l’expédition qu’il projetait ne rapporterait pas la moindre once d’or mais représentait pour lui, la récupération d’un bien autrement plus précieux que cela : Ses jumelles, celles qui deviendraient bientôt ses femmes!
Le hic majeur de cette affaire provenait du fait que ce butin là, Somerset comptait nullement le partager avec son équipage, dérogeant ainsi aux sacro-saintes règles de la Côte établies à son bord. Cette prise, exceptionnelle à ses yeux, valait bien toute sa fortune; fortune qu'il faillit engager pour obtenir l'assentiment de tous. Puis, il avait réfléchi et finalement pris la décision de se passer de leur concours.

Son équipage se montra réticent -pour ne pas dire franchement opposé- à l’idée saugrenue de retourner à Inarégua et surtout, de le faire pour rien, ou plutôt, pour le simple plaisir de se jeter dans la gueule du loup. 
N'avait-on pas retiré la meilleure moelle de l'os de la citadelle espagnole avec la rançon déjà engrangée dans ses coffres? 
C'était, pourtant bien l’excuse qu'il leur avait donnée pour abandonner, aussi vite, les otages. 


Depuis la mort de son bras droit Jonathan Smith- saigné comme un lapin par ce maudit Espagnol- le commandant avait des difficultés à reprendre en main ses hommes. Composé en majeur partie de renégats qui servaient sous toutes les bannières, le ramassis de canailles de son équipage, navigant depuis trop longtemps au large, devenait nerveux et arrogant. Le Ghien, le seul maître qu'il savait fidèle à sa cause et qui les menait à la bouline, assurait que les hommes n'avaient plus confiance en lui.

Hélas, son bosco ne disposait pas du crédit aveugle que tous accordaient au coriace Monsieur Smith, l’officier qui les avait toujours défendus et dont tous regrettaient la disparition... Mort survenue d’ailleurs, dans des circonstances douteuses, encore inexpliquées.
Depuis ces derniers jours, les hommes sentaient bien que quelque chose ne tournait pas rond.
Des discussions du bord, il ressortait que l'on avait pris trop de gants avec les Espagnols et que celui qu’ils avaient désigné comme leur chef devenait avec l’âge, mou et pusillanime! 
Aussi, dans la moiteur et la crasse de l'entrepont fermentait l'idée qu'on s'était débarrassé trop vite des otages, sans en extraire toute la sève. Par exemple, la forme escamotée de l'échange les avait privés d'un bon viol collectif qui aurait dû couronner leur campagne, avant de jeter les Espagnols à la mer comme à chaque fois.

Quelque part, leur instinct de bêtes sauvages leur faisait deviner que la rançon prise aux Espagnols était du même or que celui ramassé précédemment, bien qu'ils n'aient compris, à aucun moment, le subterfuge imaginé par l'inspecteur général Lanzada.
Ce dernier butin dont le partage effectif était remis de jour en jour pour de futiles raisons, entretenait aussi les rancœurs. Par ailleurs à bord, d’autres aigreurs alimentaient la discorde; en particulier, tous reprochaient au commandant la débauche de victuailles gaspillées pour “la grande ripaille des gapuchines”. Ce banquet dispendieux que tous jugeaient inutile, avait dilapidé les réserves de la cambuse, faisant que depuis, sur l’Asturias, on ne mangeait plus à sa faim!
Il est vrai que le navire était en campagne depuis plus d'un mois, n'ayant touché terre que pour refaire l’aiguade.
Une eau qui devenait vite imbuvable sous cette chaleur, vu que sous « le tropique de la pourriture », comme ils appelaient cette latitude, tout croupissait très vite. Le meilleur boucan devenait charogne et le poisson tournait moins d'une heure après sa pêche. Les biscuits de mer, les haricots noirs, pois-chiche et fèves, infestés de charançons, formaient désormais l'essentiel de leurs rations et, tous râlaient fort de ce régime. Aussi, chacun voulait débarquer au plus vite avec sa part de butin, pressé d'aller la dépenser “en bombances et fornications” dans les bordels et bouges nombreux de la Tortue.

Cette escale mythique obnubilait leurs pensées et leurs rêves tenaces étaient d’y faire ripaille comme des rois, à s'en faire éclater la panse, jusqu'à leur dernière pistole. Refaisant inlassablement le cycle infernal qui voulait qu’à chacune de leur visite à Basse-Terre, leurs excès de festins, de femmes faciles et de jeux, les abandonnent “raides comme des passe-lacets” sur les pontons délabrés de la capitale flibustière. Alors, pour honorer leurs dettes et pour subsister tout simplement, tous iraient mendier, en équipages complets, le crédit d’un nouvel embarquement auprès du gouverneur Le Vasseur. Celui-ci armerait aux moindres frais, les bateaux de ses capitaines français ou hollandais qui écumaient la mer pour son compte, les Pernoud, Caribone, de Graff, Huysman et quelques autres pirates bien sentis. L'or que Somerset hésitait à distribuer -son or à lui- irait immanquablement grossir la fortune colossale amassée par le gouverneur de la Tortue.
Un trésor retenu dans les mailles serrées du filet que le maître des lieux avait tendu tout autour de son île, à la porte de la plus petite taverne, jusque dans le lit de la moindre putain. Manne qu’il récoltait avec l'aide forcenée de ses deux lieutenants dévoués : Messieurs Martin et Thiebault.


Somerset  avait dû discuter longuement avec ses maîtres d'équipage pour les persuader de l’aider à retourner à la citadelle de Santa-Cruz de Toledo. En fin de compte, lassé de tant de palabres inutiles et n'osant avouer la véritable raison de son projet, il avait dû exécuter l'opération seul avec seulement trois hommes sûrs. L'équipage, resté neutre, assurerait la simple marche du navire, sans prendre part à aucune autre action.
Sa décision prise, il avait imaginé son débarquement dans les moindres détails comme chacune de ses opérations. La bonne solution consistait à ce que le vaisseau le laisse à terre et qu'il s'éloigne, pour venir le récupérer dans une heure ou deux. Mais, la confiance ne régnait plus entre lui et son équipage et il craignait, tout bonnement, d'être abandonné sur Inarégua.
Aussi, il se décida à agir lorsque tout le monde dormirait. Il irait alors fermer les soutes en tirant les tiges de fer qui condamnaient l'ensemble des trappes et les circulations entre les ponts.

Toute la journée, il avait navigué au large, barrant lui-même et inclinant sa route à la dernière minute, ayant calculé son cap avec précision pour entrer dans la baie en pleine nuit. Manœuvre osée et périlleuse, à cause des récifs et des écueils nombreux de ces parages, dont on peut dire qu'il prît le risque par amour.
L’Asturias vint mourir sous le fort et la dernier voile affalée, on mouilla silencieusement en descendant la chaîne maillon par maillon, orinant le jas qui coula sans bruit. A quelques encablures, dans cette nuit de fin de lune, la citadelle brillait des flambeaux et résonnait des musiques de la fête où s'amusaient les Espagnols.

L'eau de la rade ne se rida même pas lorsque la chaloupe quitta la muraille du grand vaisseau puis, manœuvrée à la godille, elle aborda la plage où la petite troupe sauta au sec. Un gros cocotier, au tronc renversé sur le sable par le dernier cyclone, masqua l'esquif et les brigands entrèrent dans le sous-bois qui longe la grève. Ils portaient leurs armes d'abordage, le sabre court, le pistolet et le grappin. Dans la nuit sombre, ils étaient guidés par la lueur d'un petit feu qui brûlait sur le chemin du glacis.
En s'approchant, ils sentirent, avec envie, le fumet de poissons grillés qu'une sentinelle était en train de cuire; poissons sans doute apportés par des indigènes assis avec lui. En surveillant son souper, l'Espagnol se mit à gratter sa guitare pour la plus grande joie de ses visiteurs qui, extasiés, écoutaient ses notes nostalgiques s’envoler dans la nuit.

Les forbans s'approchèrent dans les taillis et, à la faveur du petit mur de soutien, gravirent le raidillon caillouteux qui grimpait au fort. Ils marchaient dans son ombre, plutôt sur le sable du bord que dans la partie centrale ravinée par la dernière tornade. Leurs yeux de chat avaient remarqué la petite porte du fort qui, restée ouverte, se détachait en halo clair sur la noirceur uniforme du rempart.
Arrivés à cinq toises du foyer, les canailles se tapirent dans les hautes herbes et là, ils s’armèrent de la patience du serpent qui guette un rat. Ils attendirent que le guetteur se gave de galettes de maïs, de poissons et que les indigènes, repus, se lassent de sa musique.

L’attente est longue et difficile lorsqu’elle doit rester silencieuse; d’autant que tout autour et sous les pirates allongés, grouillaient des myriades d’insectes affamés qui piquaient et suçaient leur sang. Dans ces cas là, pour éviter de jurer les canailles mordaient la corne de leur couteau.

Enfin, arriva l'heure tardive où le sommeil gagna les spectateurs. Les naturels ramassèrent leurs couvertures, les calebasses vidées de leur bière aigre et en baillant, passèrent à quelques pas des pirates camouflés dans les broussailles qui bordaient le sentier.
Bientôt, l’occasion se présenta, lorsque le guetteur éprouva un besoin bien naturel; besoin qu'il vint satisfaire contre un rocher, tout près des forbans tapis. Débraillé, le soldat ne termina pas sa miction qu’un coutelas lui trancha la gorge d’une oreille à l’autre.
Un sbire retint l’agonisant afin qu'il ne dévale pas dans l'éboulis, ce qui donnerait l’éveil au fort. Un brigand coiffa son morion, prit sa place près du feu, son mousquet et sa guitare; instrument qu’il ne savait pas jouer.

Le capitaine Somerset et ses deux hommes entrèrent par la poterne laissée ouverte pour les besoins d’air frais de la cuisine. Par chance, un corridor rejoignait les communs sans traverser la salle du banquet où, les joueurs de dés entretenaient l'animation.
En rasant le mur, ils contournèrent la lumière vive du dernier flambeau et passèrent à six pas du gouverneur, du vieux comte et de sa femme. Gavés, tous ronflaient la tête dans les assiettes. Les pirates ne s'attardèrent pas à contempler les nobles dormeurs, ni à picorer les restes appétissants du festin qui jonchaient le corridor.
En fait, ils n’avaient qu’une hâte : Atteindre les appartements du quartier de commandement; le cœur même de la citadelle. Arrivés dans la cour centrale, un charreton leur offrit l’abri de son ombre… Près du puits, un homme tirait de l'eau et s'en mouilla la tête.

A sa stature, Somerset reconnut le fonctionnaire du roi! Et celui-ci a l'air fin soûl, titubant à portée de sa lame presque à toucher le bout de son sabre... Mais, l’Anglais hésita et finalement, se retint encore une fois de le tuer, laissant l’Andalou s’éloigner.

C'est dans ces moments là, que Somerset se sentait vieillir; il en venait à dédaigner sa vengeance, pourtant jusqu'ici, si exigeante.
Ce sont précisément ses hésitations, ses faiblesses, au regard de la férocité gratuite qui a bâti sa réputation, que ses hommes lui reprochaient aujourd’hui... En fait, il s'était rendu compte, lors de la profonde affliction qu'il avait ressentie à la mort si sotte de son second, que chaque minute le rapprochait du jugement dernier où il devrait justifier de tous ses crimes. Aussi, depuis ce jour, il mesurait l'étendue de ses massacres et s'était juré, dorénavant, de comptabiliser les meurtres à venir avec parcimonie. Espérait-il vraiment mériter la clémence divine? Obtenir le saint pardon et la rémission pour les contingents d'Espagnols décimés par bateaux entiers, pour les dizaines de cadavres de toutes nationalités qui pavaient sa route depuis son port natal d'Angleterre?

Néanmoins en l’instant son hésitation -inspirée sûrement par le Très-Haut- si elle le déconsidérait un peu plus auprès de ses semblables, venait d’épargner la vie du fonctionnaire en train de gravir, d'un pas hésitant, l’escalier vers sa chambre. En catimini, les pirates le suivirent; supputant avec raison que les jumelles devaient dormir quelque part dans les vastes appartements de l’étage.

Tel un chien de chasse, Somerset renifla et suivait à la trace les effluves du parfum qu'il connaissait bien. Ces senteurs le guidèrent jusqu’à la porte de leur chambre et de sa dague experte, il en força la serrure fatiguée. Hélas, « ses femmes » n’étaient pas là!
Seuls, dans ce lieu, les ronflements conjoints trahissaient la présence de la gouvernante et du padre.

Déconfits autant que déroutés, les pirates manquèrent d’être découverts et se tapirent dans l'ombre des encoignures des portes, quand une métisse monta l'escalier comme une chatte, tout aussi silencieusement qu'eux. Sur la coursive, elle a hésité un instant; puis subrepticement elle a ouvert la plus élégante des portes. Celles aux battants ferrés de l'appartement du gouverneur Espinozza où précisément, venait de pénétrer l'Espagnol. Sur son passage, l’esclave laissa un sillage qui fleurait bon la cannelle.

A dix pas, les brigands émoustillés se gaussèrent de graveleuses niaiseries à son sujet. Et, c'est l'esprit égayé par leurs sottises que les pirates attendirent que la fête se termine et que les flambeaux s'éteignent.


Plus tard, une ombre chétive parcourut la coursive et Somerset reconnut le chirurgien de marine français. On l’avait oublié, ce chien là!
A terme, on jura de se souvenir de lui et lui faire chèrement payer sa traîtrise. Le barbier entra, lui aussi, dans le même quartier.


Une heure s'écoula, terrifiante d’immobilité sous l’assaut des maringoins, avant que le fort ne retrouve son calme. Heure durant laquelle, Somerset  se demanda où pouvaient se nicher ses oiselles. Dépité, le rouquin s’apprêtait à quitter le lieu bredouille quand tout à coup, la porte que tous trois surveillaient avec intérêt, s’ouvrit doucement...
Du fameux quartier, deux silhouettes sortirent en robes longues : C’étaient les demoiselles attendues!
Décidément, il y avait beaucoup de monde dans cette partie du bâtiment!
Les jeunes filles passèrent à côté du capitaine qui n'eut qu'à tendre les bras pour qu'elles y tombassent la tête la première.
Elles furent à peine surprises de le voir et embrassèrent ses favoris comme s'il s'agissait de leur grand-oncle.

Somerset les entraîna, leur disant qu'elles lui manquaient tellement qu'il était revenu du fin-fond de l'horizon pour les revoir. La preuve en était que son magnifique bateau qu'elles aimaient tant, les attendait dans la rade pour les emmener. Sans faire la moindre histoire, elles le suivirent de leur plein gré devançant l'escouade étonnée!
La curieuse troupe agrémentée des deux jumelles, reprit le même chemin pour ressortir de la citadelle.  Là, en descendant le raidillon, enjouées par cette folle aventure, elles voulurent chanter... 
Mais des mains calleuses et salées vinrent claquemurer leurs délicieuses bouches.
Jusqu’à ce qu’ils parviennent au canot, le capitaine flibustier les tînt par le cou comme des courtisanes, de part et d'autre de sa solide poitrine. Elles baillaient déjà en montant sur la chaloupe et se rendormirent sagement pelotonnées contre lui, durant le retour silencieux de la barque. Il les réveilla pour gravir la coupée, puis les guida, toutes effondrées de sommeil vers son quartier où il leur offrit la cabine voisine à la sienne.

Peu après, d’humeur joyeuse, le capitaine anglais aida ses hommes au cabestan pour hisser l'ancre, alors qu’au Levant, une lueur pâle sur l’Océan annonçait l'aube prochaine. Quelques voiles préparées à l’avance furent déferlées, envoyées et bordées.
Venant de la terre, un petit souffle coïncida avec la première clarté et l'énorme bateau s'éloigna lentement dans la brume de la rade, cap au large.


A la citadelle, une cloche d'alarme se mit à sonner.


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