asturias-1652.com    3 Romans de Mer et d'Aventures    Bernard Yves Espla ©   


 
 
 
 
GOBERNADOR  * LE VISITEUR SEVILLAN 
CHAPITRE IX 
 


A la citadelle Santa-Cruz de Toledo, colonie Santa-Esperanza d'Inarégua.
 
 D ès le petit matin, Manuel Lanzada fut réveillé par la cloche d'alarme et le bruit d’une cavalcade sur les dalles du palier.
En simple chemise, il écarta le lourd rideau qui obturait sa fenêtre. Sa chambre dominait la rade fermée où, manifestement, une effervescence inhabituelle animait le pont du brigantin, ancré depuis deux jours au pied même du rempart.
Don Manuel ouvrit la porte ferrée de la coursive alors qu'un soldat dévalait l'escalier de la terrasse.

        «¿Que se ahi pasado ? Hombre!»  S'enquit-il auprès du militaire.

        «Uno navio, Señor Inspector! Uno barco sul mar al horizonte!»

Lanzada referma son huis et termina de s'habiller. Abandonnant sa golilla empesée, il garda sa chemise de lin ouverte, s'aspergea la tête et lissa ses cheveux sombres. Puis, selon son habitude, il coupa en deux un citron vert d'une coupe de fruits mise à sa disposition et s'en frotta les dents. Son reflet dans le miroir confirma que sa barbe négligée était incompatible avec sa fonction : Il redescendra se faire raser tout à l'heure.
Pour l'instant, il allait voir qui venait leur rendre visite et pensa à un vaisseau arrivant d'Espagne, porteur peut être, d’un courrier de son cher Sylvio. Il grimpa sur la terrasse où le gouverneur, qui s'y trouvait, donnait ses ordres.
Déjà, les canons menaçants sont pointés vers le large; tous soigneusement calés et leurs garants 
arrimés aux forts anneaux scellés entre les créneaux. En une noria , les soldats montaient de la poudrerie les charges propulsives des boulets dans leurs gargousses de cuir huilé, qu’ils entassaient à proximité des bombardes. On apportait même de curieux boulets liaisonnés de chaînes qui faisaient des ravages dans les mâtures et les gréements. En apparence, on se préparait à répondre à une attaque.

        «Bonjour Excellence!  Que doit-on craindre de ce visiteur si matinal?»

Le gouverneur, posant sa lorgnette, salua de la tête le fonctionnaire.

 
«Votre venue fait accourir les forbans de la terre entière, Señor visitador!  
Je n'en ai pas encore la confirmation mais j'ai lieu de craindre qu'il s'agisse de l'Asturias! »

 
Don Manuel se souvint d’avoir lu ses caractéristiques sur le registre du port de l’aubergiste de Puerto-Plata.
L’Asturias avait précédé sa propre arrivée à Saint-Domingue d’une petite semaine. Sa formidable silhouette avait mouillé alors sous le pavillon détesté de ces “perfides Anglais”. Ses voiles, cathédrale de toiles qu’illuminaient les premiers rayons du soleil, étaient encore bien lointaines sur l'horizon et personne, même à la lunette,  ne pouvait encore distinguer son pavillon, si toutefois il étaitt hissé.
Il cinglait vite sous l'alizé du large établi par son travers et incontestablement, il se dirigeait bel et bien en ligne droite sur le fort.

En bas, dans la rade encore calme, les hommes du brigantin s'activaient au cabestan. On devinait que le capitan Casas souhaitait lever l’ancre au plus tôt et mettre sous voiles pour être manœuvrant.
Il disposait, à son bord, de quelques escopettes, justes bonnes à balayer une fois le pont et, derrière ses mantelets de sabords, il ne pouvait compter que sur quatre pièces de vingt livres sur bâbord et trois sur tribord. Autant dire pratiquement rien, au regard de la puissance de feu du navire qui arrivait vers lui.
Il ne restait au capitaine Sévillan que bien peu d'alternatives: Soit celle de se réfugier au fond de la baie, avec le risque d'échouer le brigantin sur le sable. Ou bien, au contraire, de sortir de la rade pendant qu'il en était encore temps, pour contourner le cap dans une fuite éperdue. D’autant qu’allégé de toute cargaison -le nouveau fret n'étant point encore rechargé- l’aviso savait être un navire très rapide lorsque ses espars portaient toute leurs toiles.
Depuis la terrasse du fort, on pouvait s’imaginer la difficulté du choix que le capitaine devait faire. A vrai dire, la sagesse exigeait qu'il s'engouffre au plus profond de la baie où il serait en limite de portée de l’arrivant, alors que le sang chaud du marin lui ordonnait de prendre la mer, en s'éloignant au plus vite de la côte, hantise de tous les navigateurs.
Le navire visiteur grandit vite sur l'horizon et ses phares 
carrés, bouffis de vent, le faisait galoper sur la mer presque plate.

Aux créneaux du fort, les vieux briscards du gouverneur, coiffés du morion, avaient ceint l'armure de buffle et d'acier. Ils sont armés de mousquets et d’escopettes et à leur taille, pendait cette machette longue qui sert à tous les usages dans ces îles.
Venant du village situé en contrebas de l’enceinte, les supplétifs indigènes bardés de sagaies, d’arcs et de casse-têtes, remontaient en courant  vers le fort par le sentier étroit qui longe la contrescarpe. Aucune peur n'est lisible sur les visages burinés, bien au contraire, l'odeur âcre de la poudre que l'on venait d'éprouver réconforte les soldats. Le major, manipulant les barils avec précaution, en fait couler des pintes noires pour approvisionner les cornes individuelles.

Curieusement, le gouverneur ordonna de mettre en perce un tonnelet de ratafia et d’en distribuer une portion aux hommes qu’il rabat par ses mots :
 
«Allons mes braves! Buvez ce rhum à ma santé, ça vous donnera du cœur à l'ouvrage pour écraser la vermine qui nous arrive!»
 
Manuel apprit ce que disaient les sauvages, les premiers à brandir leur calebasse :
Une rasade de « l’eau de feu des Blancs » avant de combattre, débarrassait l'esprit des malédictions et prédisposait le guerrier à une mort propre et sereine!

 
«Leur discours n’est point si sot, vous savez Señor Lanzada! Tous les chirurgiens des armées vous le diront, rien ne vaut un blessé ivre 
 
Un guetteur, dans une nacelle en osier hissée en haut d'un mât, confirma qu'il s'agissait bien de l'Asturias. Le navire était sûrement sous les ordres du capitaine Somerset, reconnaissable à une flamme écarlate et noire qui battait, à tribord, dans les bas-haubans... Les soldats, l'instant d'avant échauffés par le ratafia brûlant du gouverneur, se sont soudain tus.
 
«Voici le moment de défendre le Royaume contre la barbarie britannique...
Car, si c'est bien le capitaine Somerset qui commande ce navire, nous aurons à combattre un véritable boucher!...»

 
De sa lorgnette déployée, don Alezandro chercha à apercevoir le triste pavillon noir frappé du crâne et des tibias. A première vue, aucun drapeau semblable n'était encore hissé dans la mâture. Soudain un coup de mousquet partit d’un créneau ; signe évident de la nervosité des soldats qui sursautèrent. Don Manuel interrogea le gouverneur.
 
«Excellence, quelles sont les intentions de ce visiteur?
Malgré sa taille, ce navire me semble bien fragile face aux canons de votre fort, a-t-il des chances de victoire en engageant le combat contre nous?»

 
Don Alezandro se pencha vers le fonctionnaire; il ne souhaitait pas que la vérité qu'il allait dire, parvienne aux oreilles de sa troupe.
 
«Señor Lanzada, approchons-nous et parlons bas!
En dépit de nos murailles, nous sommes bien moins armés que ces pirates. Nos canons sont vieux  et ont une portée très limitée, alors que les bouches à feu du bateau qui survient sont sûrement toutes de nouvelle facture !
Lorsque vous visiterez mon fort en détail, vous vous apercevrez que ses remparts sont antiques et tiennent debout par miracle!
Sur la mer après la vitesse des bateaux, seule la portée des canons a de l’importance!
Sachez, Señor, que nous sommes bien défavorisés et allons probablement essayer d’éviter l’affrontement. Pour rien au monde, je ne veux risquer de ruiner définitivement ma pauvre citadelle!»

 
Le gouverneur entraîna l'inspecteur général à l'écart et lui demanda de donner des ordres à ses commis afin qu’ils se montrent aux remparts avec les autres. Don Manuel acquiesça et s’exécuta. Bientôt, on distribua des piques aux contrôleurs. Toujours habillés de velours sombre ils sont fort embarrassés de leurs nouveaux accessoires.
 
Le vaisseau de ligne ralentit son allure et vint bout au vent; une extrême fébrilité dans les hauts trahit son prochain changement d’amure. Bien visibles à la lunette sur les ponts, les pirates avaient allumé des braseros qui fumaient à portée de chaque bombarde.
Soudain, un coup de canon retentit. Le départ fut visible grâce au panache de fumée d’un sabord et on entendit distinctement le boulet siffler et faire une grande gerbe au pied même du rempart.
Le gouverneur blêmit. Les puissants canons du bateau pirate - éloigné d'un mille environ de la côte- lui permettaient d'atteindre les murs du fort, alors que ses boulets parviendront, tout au plus, au trois-quarts de la distance!

        « Holà! Regardez ce fou !...» 
 
Au milieu de la passe, le deux mâts “l'Estrellamar” borda ses voiles et s'élança à la rencontre la forteresse flottante.  Effectivement, Bartholoméo Enrique Casas, hésitant tout à l'heure, alignait avec fougue le rostre de son navire en direction du navire pirate qui commençait à manœuvrer.
Sa décision agressive semble aussi héroïque que folle mais, en fait, elle ne fait qu’obéir aux impératifs du vent : Pour atteindre le large où réside sa sûreté, Casas doit remonter au près. Il sait qu’à cette allure, son brigantin léger prendra de la vitesse et gagnera du cap sur le vaisseau ennemi qui, entamant son long virement de bord, devenait maladroit et sans défense. Casas disposera des quelques minutes durant lesquelles le lourd navire de ligne, manœuvrant doucement, ne pourra assurer sa complète protection. Une toute petite chance à saisir pour s'échapper, infime mais réelle, qu'en apparence, le brave capitan de “l'Estrellamar” avait choisie de courir.

 
«Voici le moment décisif, Señores! Nous serons fixés dans quelques instants sur le sort de cet imprudent ou de ce héros!  
Ainsi que sur les réelles intentions du commandant pirate!»
 
A la grande surprise, le guetteur annonça que le visiteur ennemi hissait un  pavillon dans ses haubans...
Consternation! C’est un drapeau blanc signifiant qu’il souhaitait parlementer!

«Somerset est un fin stratège!»   reconnaît le gouverneur.

« Ce renard connaît les usages, il range la loi de son côté!
En hissant le drapeau blanc
, il escompte arrêter la charge du brigantin...

Il ne peut rien faire d’autre, sa manœuvre masque ses batteries de chasse et lui interdit toute riposte efficace!»

 
 
Suivant sa politique, le gouverneur ordonna de hisser au plus haut mât de la citadelle, le pavillon acceptant l'ambassade.
Espérant, néanmoins de tout son cœur que le capitaine de l’aviso soit trop occupé pour apercevoir le drapeau blanc du fort et qu’il n'interromprait en rien, sa manœuvre osée.
Les quatre canons partirent presque ensemble et un grand tourbillon de fumée grise apparut aux sabords de l'Estrellamar. Casas venait d’ouvrir le feu de toutes ses bouches bâbord!
Dans un grand fracas, “l'Asturias” accusa l’impact des boulets.
Deux d’entre-eux balayèrent le pont dans une gerbe de flammes et d'éclats. Les autres s'engouffrèrent dans les flancs du navire, à plein bois entre les deux ponts, et éclatèrent en semant la panique parmi les servants des pièces. A bout portant, ces premiers coups sont meurtriers et fauchent en pleine manœuvre, quelques marins qui s'activaient au changement de voiles. Plus grave, un feu s’est déclaré dans l'entrepont et l'on voit distinctement les pirates puiser de l’eau pour noyer l'incendie naissant.
La bonne fortune accompagna l'intrépide Espagnol et sauva son deux mâts car, à l’exception d’un timide coup de mousquet, “l'Asturias” surpris, ne riposta pas à son attaque. Aussi, l’aviso poursuivant sa trajectoire prit son vent, gagna de la vitesse et s'éloigna à la hâte du vaisseau ennemi commotionné vers le large et le salut.
Une salve formidable de hourras embrasa la terrasse du fort lorsque des volutes de fumée noire s'échappèrent des sabords écornés.
Hélas, cette action d’éclat n’était qu'un simple contretemps dans l'attaque de la citadelle mais, elle était déjà ressentie par les Espagnols comme l’augure d’une victoire.

 
«Madre de Dios! Voici un petit capitan qui mérite des galons d’almirante! 
Messieurs mes officiers, prenez-en de la graine!»

 
A l’adresse du valeureux Casas, le gouverneur agita son chapeau en un signe de félicitations mais, rapidement, il rechaussa sa lorgnette car, sur le gaillard du navire enfumé, on hissait quelque chose à une basse vergue...
Dans l’œilleton, don Alezandro distingua alors avec effroi que les forbans halaient le corps désarticulé d’un homme tout habillé de noir!...
Triste réalité qu’exhibaient la canaille car il s’agissait de la dépouille d’un pauvre compatriote suspendu par les pieds.
Effectivement, à travers la fumée que l'alizé dispersait, on pouvait distinctement apercevoir un groupe de prisonniers espagnols, des dignitaires en grandes tenues et parmi eux, des dames en mantilles...
Cette vision horrifia le gouverneur et bouleversa les données du problème en éclairant d'un jour nouveau, les raisons de la venue du flibustier.

 
«Voyez-vous, Señor inspecteur général!
Votre arrivée chez nous est appréciée du fin fond des Caraïbes et ce pirate de Somerset vient vous montrer ses prises et je vous fiche mon billet qu’il viendra, bientôt, en négocier la rançon...

Le prix de leurs nobles vies, mon bon Monsieur, dont vous serez le garant et le portefaix jusque devant le Roi...
Regardez... Regardez! Cette canaille ne perd pas son temps!

 
En effet, alors que les dernières vapeurs de l’incendie de l’entrepont se dissipaient, indiquant hélas, que celui-ci était circonscrit, de l'écubier de proue on mouilla une ancre à l'extrême limite de portée des canons de la citadelle. Dès le bateau immobilisé, une chaloupe descendit du pont jusqu’à l'eau. Bien vite, elle arbora le pavillon blanc des plénipotentiaires.
Un grand silence s'abattit sur le rempart où tous les hommes regardaient les avirons frapper l'eau calme parfaitement en cadence.
A les voir, on sentait bien que les nageurs, même flibustiers, étaient à l'école de la marine anglaise où l'étiquette navale restait omniprésente en toutes circonstances. 
Un officier, tout jeune dans son uniforme rouge et blanc, debout à l'arrière du canot était encadré de deux fusiliers qui tenaient leurs mousquets croisés sur leurs poitrines. La barque franchit la courte distance et vint se présenter dans une manœuvre exemplaire, le long du ponton de rondins en bas du rempart.
Ensemble, les rameurs relevèrent leurs avirons et l'embarcation accosta.

D'une poterne basse que l'on vient d'entrouvrir, des soldats espagnols envahissaient la petite jetée et prenaient immédiatement leur position de tir. D’instinct, leurs mousquets s'alignèrent sur le plastron cramoisi du visiteur et leurs mires choisirent l'endroit de l'impact : son cœur. A l’ordre de tempérance du major, les fusils se levèrent vers le ciel, éloignant toutes menaces au débarquement de l'ambassadeur.
Une escouade entoura l'officier qui mit pied à terre; alors qu’à trois encablures de là, véritablement miraculé, l’Estrellamar doublait le cap. Il emportait vers la ville voisine, la nouvelle de l’attaque et la demande implicite de renforts du gouverneur.

Il était près de midi. Parvenu au zénith, le soleil dardait ses rayons dans un ciel limpide et aveuglant sans la moindre trace de nuage, raccourcissant les ombres du rempart à leur portion congrue.
Lorsque don Alezandro quitta le niveau supérieur, Manuel Lanzada le suivit et ensemble, ils descendirent l’escalier qui s’enfonçait dans la fournaise étouffante de la cour centrale.
Le plénipotentiaire et son escorte, gravirent le raidillon jusqu'à la poterne du fort. Quand la troupe se présenta devant lui, le pont-levis s’abaissa et une porte fut ouverte dans la grille qui laissa le passage au gouverneur.
La rencontre allait avoir donc lieu sur la passerelle de madriers.
Sous la protection du pistolet de son aide de camp, don Alezandro échangea un salut militaire avec l'officier anglais, alors qu’à quelques pas de là, l'inspecteur général se tenait dans l'ombre du porche massif.
Le Britannique, que suivait l’un de ses fusiliers porteur d’une cassette, se racla la gorge.

 
«Excellence, mon nom est Smith! Je suis l’officier en second et le porte-parole du commandant Somerset qui vous envoie ses compliments et souhaite que vous acceptiez ce cadeau !» 
 
D’un signe au soldat, le petit coffret fut tendu à l'aide de camp du gouverneur qui reçut le cadeau avec étonnement. Prudent et gardant à l'esprit le goût immodéré des flibustiers pour les machines infernales, don Alezandro invita son subordonné à s’éloigner à quelques distances. Avec précaution, l’homme l’ouvrit à dix pas et bien qu’habitué aux atrocités, le barbu blêmit et manqua lâcher le présent.
 
«Madre de Dios Excelencia Gobernador! Esta... Esta una mano cortar!... Una mano de señor! »
 
En prononçant ces mots, le vieux soldat se signa.
Le gouverneur reconnaît bien, là, les manières macabres de la gent flibustière et saisit parfaitement le message limpide qu’exprimait son contenu. C’est le funeste avertissement attestant de la détermination du chef pirate à obtenir, coûte que coûte, ce qu’il était venu chercher!
Son propos ne se fit pas attendre et dans un mélange d’anglais mâtiné d’espagnol, Smith transmit le message de son commandant.

 
«Sir! Mon supérieur, le commandant Samuel Georges Somerset, vous fait dire que ce n'est pas de gaieté de cœur qu'il vous envoie cet horrible présent mais pour vous montrer ce qu'il reste d'un milord de votre pays, après la canonnade de votre navire!...
A ce titre, Sir, il me fait vous dire de bien regarder la bague qui orne la main de ce malheureux et, surtout, le blason gravé qui prouve sa noble origine!...

 
Mal à l'aise, le jeune Anglais s'interrompit sous le poids écrasant des regards chargés de haine des espagnols…
Il se raidit et, cherchant ses mots, débita le reste de son message.

 
« Mon supérieur vous fait dire qu'il écrira dans son rapport destiné à notre amirauté, que vous portez l'entière responsabilité des faits de guerre qui viennent de se passer!
Tous nos marins pourront affirmer, sans blasphème, que nous étions sous la protection du pavillon d'ambassade!»

 
Blême de rage devant la fourberie déployée, don Alezandro porta sa main à son sabre; mais le major sentant l’irréparable se préparer, préfèra s'interposer entre le gouverneur et l'émissaire immobile.
 
«Taisez vous, taisez-vous donc! Avant que je ne vous embroche comme un porc d'anglais que vous êtes!
Votre capitaine n'est qu'une canaille et ne respecte même pas les morts! Et puis, venons-en au fait, que voulez-vous en échange des prisonniers espagnols, car c'est bien de cela que votre commandant veut nous entretenir, n'est-ce pas ?»

 
Imperturbable devant les injures, Monsieur Smith reprit son discours sans hausser le ton.
 
« Sir, mon supérieur serait très honoré si vous acceptiez l'invitation de venir à son bord pour parlementer...
Vous, Excellence mais, aussi... Monsieur “votre visiteur” qui pourra apprécier de ses yeux la qualité de nos passagers...

Mon commandant, Sir Somerset, se faira une joie de vous recevoir ce soir sur son navire, pour le souper!»

 
Son message délivré, l'officier anglais considéra sa mission accomplie.
Aussi, sans attendre la réponse, il salua avec raideur et s'en retourna vers son embarcation avec son matelot sur les talons. Au coup de sifflet, les nageurs dressèrent leurs avirons, à l'instant même où le lieutenant remit le pied sur la chaloupe.

Le temps qui s’écoule étant l’ennemi juré des assiégés, le gouverneur Espinozza s’empressa d’exécuter la procédure propre à son nouvel état. Une estafette fut dépêchée par la terre à la garnison de la ville nouvelle, située de l'autre coté de l'île, à plus d'une demi-journée de cheval de là. Le cavalier emporta la nouvelle de la présence de l’Asturias dans la rade de Santa-Cruz de Toledo et de l'attaque probable de la citadelle, réclamant du renfort par voie de terre et par mer.
L'Estrellamar, le brigantin rescapé, arrivera sans doute avant le coursier et portera, lui aussi, l’information à la flotte, si toutefois un navire de ligne croisait dans les environs.
Accablante de chaleur, le reste de la journée fut morne pour la soldatesque emmurée dans le fort. Chacun  surveilla le moindre geste de l'autre; fourbissant ses armes et ravivant sans cesse, la flamme des pots à feu des canons.


A la citadelle, un tour de garde fut instauré. Attentifs et fébriles durant les premières heures de veille, le soleil de plomb dégarni les remparts de ses factionnaires. Ils mirent leurs mousquets en faisceaux et se trouvèrent une place à l'ombre étroite des guérites et des créneaux. Pareillement, sur le navire pirate, les assaillants disparurent sous les tauds et les bâches qu’on pouvait voir tendus sur le tillac.
En ce qui concerne les auxiliaires de Lanzada - ses comptables de Santiago- ils furent ravis de rendre leurs piques étant, comme on s'en doute, plus habiles pourfendeurs armés de leurs plumes d'oie qu’avec ces antiques hallebardes.

Pour combattre sa nervosité, Lanzada mena l'inspection de leur nouveau ministère où déjà, les premiers livres des Comptes des Exploitations, prélevés dans la bibliothèque privée du gouverneur, venaient d'être ouverts.
Visitant leur nouvelle installation, il la jugea opérationnelle et d'une organisation 
pratique. Aussi, il en félicita le nouveau questeur général, l’homme essentiel de son dispositif qu’il avait désigné dès son arrivée. L’esprit libre sur ce chapitre, il se retira dans ses appartements.

Il est soucieux de la tournure inquiétante des événements. Ce soir, il devra s'engager, sans réels atouts en main, dans une partie dont il ignorait les cartes mais, en revanche, dont il connaissait les règles machiavéliques.
Il avait bien assisté, une fois, à la négociation auprès des services du Trésor d'une rançon réclamée par un lointain haut fonctionnaire, piégé comme il l'était, lui-même, aujourd'hui. Hélas, toutes les démarches entreprises prouvèrent que la Couronne avait oubliée le nom même de ses sujets et leurs titres ronflants ne réveillèrent aucun sentiment dans le cœur du roi, ni ne retinrent la moindre seconde de son auguste attention. 
La demande de rançon fut rejetée et les prisonniers des lointains pirates barbaresques, tous de bonne souche et vieille noblesse aragonaise, furent probablement vendus comme esclaves aux tribus mauresques du désert.
Manuel Lanzada - exploitant le renseignement pour le compte de don Guzman - avait fait en sorte que les biens de ces disparus reviennent à la couronne, en dédommagement d'une prétendue rançon avancée par le Trésor pour leur délivrance. Personne n'avait jamais plus entendu parler des otages et le roi Philippe disposa de quelques milliers d’âcres de terre de plus, dont il ignore probablement toujours la dramatique provenance.

Mais, ce soir, c'est lui, l'inspecteur général du Trésor, qui sera le citron qu’escomptent presser les pirates. Il savait, aussi, que l'unique chance de salut des prisonniers -dont il ignorait tout de la valeur réelle- résidera dans son aptitude à négocier habilement leur rançon. Une rançon qui sera exigée, au bout du compte, avec toute la violence dont sont capables ces canailles dès que seront épuisés tous les simulacres de courtoisie qui encombrent ce type de transaction. Seul le gouverneur pourra l’éclairer sur la personnalité de ce Somerset dont il subissait l’exigence dans ce coin reculé de la terre.

Manuel quitta la pièce et descendit jusque dans la cour étouffante qu'il contourna en longeant les murs gris, restant le plus possible à l'ombre.
Accompagnés dans leur veille par quelques cochons noirs, les deux soldats gardaient toujours l'entrée du campement du gouverneur. Sans égards pour son rang, ils persistèrent à lui interdire le passage de leurs hallebardes croisées et cela jusqu'à l'arrivée de l'aide de camp de don Alezandro.
Fernando les tança vertement et accueillit le haut fonctionnaire avec civilité en vilipendant la lourdeur de la soldatesque. Il s’excusa, aussi, de le recevoir en tenant un rasoir effilé à la main et une serviette, pleine de savon, sur le bras...
L’homme était en train de raser son Excellence.
Près d’une fenêtre, don Alezandro était assis sur son fauteuil en velours de Gênes, face au grand tableau abîmé de la cour de Philippe II. Un drap immaculé couvrait son plastron et son menton, blanc de mousse, reposait dans l'encoche d'un plat argenté s'adaptant parfaitement à la morphologie grasse de son cou. Cet accessoire représentait le dernier cri de la modernité pour son barbier.
En le saluant, Lanzada remarqua que ses pieds trempaient dans l’eau fumante d’un baquet! 
Ce détail incongru le dérida et un sourire découvrit sa canine pointue... Néanmoins, il se confondit en plates excuses de venir le troubler dans l’intimité de sa toilette.

« Au diable les excuses, “Señor Visitador”, asseyez-vous donc près de moi!
Voulez-vous que Fernando vous rase également ? 
Il fait cela très bien; autant être présentable pour souper avec la racaille qui nous invite!»

Le barbier reprit son ouvrage avec délicatesse sans le moindre tremblement dans son mouvement. La lame, affûtée régulièrement sur sa large ceinture, laissait un sillage rose et glabre derrière elle. Don Manuel approcha un siège d’osier du fauteuil du gouverneur.
 
« Merci Excellence, ce sera avec un réel plaisir!
En attendant, voulez-vous éclairer de vos connaissances “l'inquisiteur”, comme vous dîtes, sur le profil de la sombre racaille qui fait le siège de votre citadelle!»

 
Pour répondre, le gouverneur attendit que Fernando retire de son col le plat à raser et débarrasse sa figure lisse des reliefs savonneux.
Puis, suivant son habitude que la présence de Lanzada ne modifia en rien, il claqua des mains pour appeler une domestique. Aussitôt, une servante indigène arriva de l'arrière-cour où, assise par terre comme ceux de sa race, elle ravaudait le linge de corps de son maître.
Fort jolie dans sa demi-négritude, la jeune esclave vint s'agenouiller devant don Alezandro et entreprit immédiatement de lui masser les pieds.

 
«Zarzuela est mon seul remède contre la goutte, elle apaise mes douleurs! Cette diablesse connaît des macérations d'herbes qui dégorgent mes pauvres pieds de leurs humeurs. En plus, mes bottes que je ne porte presque plus, me font atrocement souffrir»!
 
Fernando s'approcha avec ses instruments et don Manuel se laissa emprisonner la glotte dans le plat échancré. Son visage disparut sous une serviette brûlante qui le fit transpirer abondamment.
 
«Vous voulez connaître cette canaille de Somerset? Eh bien, voici ce que je sais de lui :
Tout d’abord, c’est un drôle de personnage qui navigue entre l’état de “corséar” et celui de “pirata”, au gré des opportunités.

Je l'ai rencontré deux fois, la première aurait d’ailleurs pu être la dernière, car il avait pratiquement la corde autour du cou.
Une lettre de commission- probablement fausse- le sauva par miracle de la potence!...

A partir de ce jour, il ira sus aux navires français sous la bannière anglaise, ce qui nous arrangeait plutôt!
Sa réputation s'est faite surtout comme forban, pirate de la pire espèce, d'une atrocité sans limite avec ses ennemis comme avec ses propres hommes, lorsqu'ils lui manquent de respect... Pardonnez-moi!»

 
Il s'interrompit pour sortir de l'eau l’un de ses pieds gonflés, qu’il posa sur la cuisse cuivrée de la soigneuse.
 
«La seconde fois, ce fut, aussi bizarrement qu’on puisse le penser, pour rendre un service à l’empire, au cours de la visite du vice-roi dans la colonie. Pour l’occasion le bougre fut payé en bons ducats pour faciliter « le retour sans embûches » des dignitaires jusqu'à Vera Cruz!
Guidant, à bon port, le navire amiral qui portait le vice-roi et sa suite qui ne s'aperçurent de rien. Lors de ce voyage, cette canaille navigua sous la bannière de l'empire et fut grassement payée sur la cassette du Trésor!»

 
Le barbier aide de camp rasait assurément de très près. Sa lame tranchante virevoltait sur les joues, le cou, contourna la glotte saillante, reconstituant la forme curieusement en pointe de la barbe du fonctionnaire, à la mode de la cour de Madrid avant son départ.
Fernando, quant à lui, s'inspirait toujours du grand tableau pour tout ce qui touchait l'habillement et les soins des coiffures, d'où provenait le côté désuet des costumes et des tenues officielles du gouverneur.
Don Alezandro changea de pied dans son baquet et reprit le cours de ses explications :

 
«En dehors de cela, nous devons nous méfier de lui car l’homme est intelligent, doublé d’un excellent navigateur qui n'aurait pas démérité comme capitan général dans nos escadres.
En revanche, Somerset n’a de foi en rien pas même au Diable, qu’il sert pourtant si bien....

Et, comme tous ses semblables de la flibuste il ne respecte d’autre loi que la sienne!»

 
Sous la douceur du soin, Manuel se taisait. Son esprit venait de chavirer sous le charme des formes troublantes de l'esclave qui s'occupait si bien des jambes du gouverneur. Depuis le début des explications sur Somerset, il se délectait de la silhouette sauvage de la jeune femme accroupie.
Métissée, en un subtil dosage de sang d'indien, de blanc et de noir, elle avait hérité des traits les plus harmonieux des races qui l’ont engendrée. Aussi, bien que claire de peau, la négritude lui donnait un corps élancé avec ce rien d'exagération dans la cambrure des reins, dans l’ourlet charnu de sa lèvre et dans l’indicible crépu de ses cheveux sombres. Pour le reste, sa peau cuivrée possèdait le grain très fin des Indiens et pour ce qu’il pouvait en voir, elle semblait, comme tous les naturels de ces contrées, totalement dénuée de pilosité.
Bien qu’elle baissait servilement la tête dans l’accomplissement de sa tache peu ragoûtante, Manuel surprit l’étonnant regard qui éclairait sa belle figure d'une rare intelligence. A la place des yeux, un probable ancêtre blanc lui avait légué deux émeraudes rayonnantes qui, à présent, ravissaient et dévoraient avec avidité et sans aucune pudeur ceux du fonctionnaire.
Le gouverneur remarqua l'audace des œillades de Zarzuela.

 
«Señor, vous plaisez à ma négresse, c'est déjà une bonne chose!
Elle pourra vous servir durant votre séjour si vous le souhaitez et comme moi, vous en apprécierez sa douceur et sa docilité!»

 
Ce disant, don Alezandro posa, en seigneur et maître, son pied tuméfié sur la peau nue de l'esclave soumise. Lanzada n'entendait plus rien du discours.
Il sentait le rouge de l’indignation envahir ses joues et s’additionner au feu du rasoir de Fernando. Il avait soudain envie de bondir pour contrer l’injure qu’infligeaient à cette jeune femme si charmante, les extrémités immondes de ce rustre… Pour la relever avec déférence et rendre grâce à son impudique beauté comme il l'aurait fait pour une princesse madrilène...
En réponse à son émoi, Manuel n’eut droit qu’au clin d’œil amusé du gouverneur qui repoussa l'esclave et la renvoya dans les communs.
Le gros personnage ajouta, désabusé :

 
«Vous verrez, si toutefois vous persistez sous nos latitudes, que ce qui manque le plus dans ces îles, ce sont de vraies femmes! 
Vous savez, de celles que l'on côtoie dans les bals à la cour, dans les soirées galantes... De vraies femmes que l'on a envie de courtiser et non de foutre comme des chiennes!
Chiennes que sont toutes ces catins vénales, voleuses et menteuses, qu’on trouve par ici!»

 
Le gouverneur se leva de son fauteuil, reboutonnant la dizaine d'attaches de son pourpoint de soie fripée…
A ces sottises, il en oubliait même le bateau pirate mouillé au pied du fort.

 
«En dehors des petites mauresques, trop rares, que Fernando me ramène quelquefois de nos arrivages venus d'Afrique, le reste ici, est de peu de qualité et toutes font commerce de leurs charmes...
Elles se donnent aux marins pour quelques pistoles et aux pirates aussi, sûrement pour rien du tout!»

 
Fernando frictionna vigoureusement la face glabre du Sévillan qui le remercia d'une piécette dorée, promptement engloutie.
Puis, d’un commun accord, on fixa à la tombée du jour, l'heure pour se rendre à la détestable invitation du pirate Anglais.
N’ayant rien de plus à lui dire, don Manuel prit congé de don Alezandro.

 
* * *
 
L'inspecteur général regagna l'appartement du premier étage, devenu son lieu de travail et de repos, et en déverrouilla l'épaisse porte ouvragée. Dès son feutre posé sur le lutrin, Manuel s'arrêta un instant devant un petit miroir poli qu’encadrait une moulure sombre et passa sa main sur son menton, appréciant le luxe d'un rasage soigné. Soudain, les yeux émeraude de la petite esclave vinrent se superposer aux siens dans la glace... Il devrait se méfier de ces hallucinations qui devenaient de plus en plus fréquentes.
Bien que maigre et osseux, le fonctionnaire est un bel homme au chef sombre, avec ce teint clair qui est tant prisé par une certaine noblesse castillane.
En Andalousie, il n'avait pas le temps de s'occuper des femmes dont il considérait l’entretien du commerce comme une inutile perte de temps. Quand, pour taire ses pulsions, il en désirait une, son cher Sylvio l’emmenait aux folles nuits des meilleures “maisons” de Séville. Ils y rencontraient les femmes les plus belles, les plus amoureuses d'Espagne et, assurément, les plus chères aussi. Pourtant, sa position privilégiée le faisait approcher de grandes et fortunées dames qui n’hésitaient pas à proposer leurs faveurs pour sauver leurs époux ou leurs amants compromis.
Aussi, il fut le premier étonné de s’apercevoir qu’ici, à des milliers de lieues de son univers, il venait de s'enticher d'une simple esclave.

Manuel chassa cette pensée et s'approcha de la fenêtre dominant la rade.
Il espérait le vaisseau pirate disparu mais hélas, il était toujours là et attendait, tiraillant son ancre, l'heure crépusculaire de leur venue.
Il s'habilla de son costume de velours sombre aux boucles d'argent, son cou enserré de la “golilla”, cette collerette empesée que réclamait sa fonction face à ces dramatiques circonstances.
A peine vêtu, il se mit à transpirer. Son habit est bien trop épais pour cette touffeur tropicale. Il devra vite trouver une tenue plus adaptée à ce climat qui dépassait en moiteur, celui qu'il a toujours connu en Andalousie.
Il verra cela un autre jour; pour l'instant, il convenait de s'apprêter à toutes les situations, les plus rudes comme les plus dangereuses.
Aussi, il sortit de ses bagages un petit pistolet, emballé dans une trousse, qu'il chargea du nécessaire en poudre et balle et qu'il glissa sous sa large ceinture de satin. Puis, dans le repli de sa botte, il cacha la dague effilée au manche d’ivoire, celle qui plaisait tant au jeune Francisco, le mousse studieux de l’Estrellamar.
Dans son maroquin, au cuir cordouan patiné et assoupli par dix années de service, il enferma son encre, sa plume, son vélin personnel et celui ferré du sceau du Trésor. Il chaussa son feutre après avoir ceint l’écharpe de sa charge et pendu son épée à son baudrier; autant d’accessoires qui rehaussaient l'austérité naturelle du personnage. Il quitta la pièce avec le coucher du soleil.


Dehors, les soldats avaient allumé des torches sur le rempart et l'on y voyait comme en plein jour; alors que sur le brasero de service du canon de la poterne, certains faisaient cuire leur pitance.
Manuel rejoignit le gouverneur qui l’attendait déjà en piétinant dans la cour.  Don Alezandro arborait son bel uniforme, ses bottes lustrées qui emprisonnaient ses pieds informes et son grand sabre au côté. Sa perruque rousse, à simples rouleaux, était surmontée d'un tricorne, un curieux couvre-chef abondamment emplumé qui semblait être une spécialité de ces îles.
Fernando, son “criado”
, portait une sacoche d'arçon et devançait, de quelques pas, le major barbu qui revenait de sa triste besogne : Celle d’avoir enterré chrétiennement le macabre coffret dans le petit cimetière du fort.
Une douzaine de soldats avec piques et mousquets constituait la garde qui allait escorter les notables jusqu'à l'embarcadère.
Le second crépuscule tropical du Sévillan dans l'île d’Inarégua, noyait la citadelle d’une brume grasse saturée d'humidité qui étouffait les bruits de la troupe en marche.

A une encablure, le grand navire était illuminé comme pour la parade. Au couronnement du château-arrière, ses énormes lanternes éclairaient la mer d’abondance. Alors que les flambeaux de l'escorte descendaient jusqu'au ponton, une chaloupe se détacha du flanc de l'Asturias et s'approcha rapidement de la terre. Aussitôt, les mousquetaires espagnols, fourches en terre, remirent en joue les arrivants.
Avec la même manœuvre exemplaire, le canot se rangea à couple du quai.
Après le salut d'usage, le maître d'équipage invita le gouverneur et ses accompagnants à embarquer. Don Alezandro qui n'avait pas le pied marin, prit appui sur l'épaule d'un matelot dont la rame verticale s’inclina en rompant l’harmonie. Son aide de camp le suivit, ainsi que Lanzada.
Lorsque le major voulu monter à bord, le pistolet du bosco l'en empêcha ; il n'était pas invité aux réjouissances et restera sur le ponton.

A l’instant où l’esquif se détacha du quai, le fonctionnaire pensa qu'ils étaient, tout bonnement, en train de se précipiter dans la gueule du loup! 
Le fort dégarni de son état-major, plus rien ne s'opposerait au pillage de la citadell
e... Si, toutefois, il y avait encore quelque chose à piller dans ce tas de pierres, ce qu’il commençait à croire.

La grosse centaine de brasses qui séparait l’Asturias de la grève fut traversée en grand silence; seul le battement régulier des rames sur l’eau glauque dérangea l'immobilité et le calme tranquille de la rade. En arrivant près de la muraille du croiseur, les marins s'agrippèrent aux mailles d'un immense filet qui recouvrait un pan de coque jusqu'à l'eau. Un palan double, qu’activaient les hommes de pont, descendit une échelle de coupée et le canot y fut amarré pour le débarquement.
Très mal à l'aise, les invités escaladèrent les marches abruptes sous les regards pesants de deux rangs de forbans accoudés au franc-bord.
Autant de diables affreux, armés jusqu'aux dents, occupaient les sabords de l'entrepont et pour mieux voir les “gapuchines” conviés à bord, certains tenaient des lanternes accrochées à des gaffes.
Au dessus d'eux, agrippée comme des macaques aux échelles des haubans, une horde flibustière lorgnait la scène en vomissant des commentaires des plus désobligeants.
Pour la première fois, le gouverneur et le Sévillan mettaient les pieds sur un navire de la flibuste et sont, tous deux, très impressionnés.
Monsieur Jonathan Smith, l'officier en second qui mena l'ambassade de l'après-midi, leur souhaita la bienvenue, suivant les convenances d’une étiquette qui semblait bien hypocrite dans cet univers de brigands. Autre grandiloquence déplacée, une douzaine de fusiliers marins en uniforme écarlate et mousquets aux bras, formaient une haie d'honneur. A vrai dire, un rempart point si inutile que cela, qui contenait difficilement l’agitation des crapules de tous horizons qui composaient l'essentiel de cet équipage. Une véritable houle haineuse se referma immédiatement sur le fugace sillage laissé par les invités.

Les arrivants traversèrent toute la longueur du pont en caillebotis et se dirigèrent vers la dunette d’artimon, passerelle sous laquelle semble se trouver le carré réservé aux officiers et les appartements du commandant du bord. Des colosses en uniforme - encore plus impressionnants que les précédents- gardaient, le pistolet à la main, l'accès du quartier de commandement. C’était l’ultime protection du capitaine 
pour éloigner la vermine versatile de cette partie vitale du bâtiment...
"Sa garde personnelle qu'il devait payer fort cher pour le protéger de son équipage de brutes", songea Lanzada.

Tenue haut par l’officier anglais, la lanterne de service éclairait les pas des visiteurs dans un passage, volontairement étroit, situé entre les escaliers en volutes menant vers le gaillard-d'arrière.
Il déverrouilla une porte, en mentionnant l'existence d'un surbau qu'il convenait d'enjamber et le groupe s’aventura dans un vestibule panneauté de chêne mouluré, probablement superbe mais, aujourd'hui, sinistre comme un cercueil. Les belles lampes de cuivre sur cardans, fonctionnant à l'huile de cachalot que l'on n'avait plus, n'étaient plus allumées depuis l'époque fastueuse du navire français.
Devant eux une porte s'ouvrit, découpant, à contre-jour sur le seuil, la silhouette du commandant du vaisseau qui les attendait.

 
«Milords! Welcome à bord de l'Asturias!
I’m the capitain Samuel Georges Somerset, today, i’m free corsaire, au service de la couronne d'Angleterre!»

 
L’homme salua le gouverneur avec force courbettes exagérées et balaya le parquet du panache de son chapeau, avec une flagornerie évidente. Le commandant était un homme rouquin, fort et trapu, dont la peau qui refusait le hâle se tannait en rougeoyant dans le flot abondant de dentelles de son habit.
 
«Good evening, Governor Alezandro Espinozza!
C’est un réel plaisir que de vous rencontrer à nouveau...
And, mes plus humbles respects, Mister... Mister le haut fonctionnaire du roi, I présume? »

 
Chacun de se raidir devant ces pitreries grossières, les poings de se serrer sur les poignées des épées et tous deux, de se sentir de plus en plus mal à l'aise.
Bien vite, le commandant Somerset fit remarquer que l'on était entre “gentlemen” et qu'il avait accepté «en bonne courtoisie» de laisser leurs rapières aux visiteurs afin de bien souligner qu'ils demeuraient ses illustres hôtes et non ses otages.
Il ordonna à Monsieur Smith de s'occuper de faire souper l'aide de camp qui se trouvait, par ce biais, adroitement éloigné du gouverneur.

 
«Please, vous donnez la peine d'entrer chez-moi, mes chers invités!» 

Alors l'officier en second ouvrit les deux battants d'une porte à claire-voie et les visiteurs pénétrèrent dans le carré du commandant. Et, là, ils furent saisis par une vision inouïe :
Entouré d’un luxe insensé pour le lieu, tout exubérant de draperies de brocart, de satin et d'argenterie superbes, une table d’apparat était dressée sous les lambris tonturés 
du plafond! Et, plus extraordinaire encore, des dames en belles robes siégeaient entre des personnages en golilla! 
Tous sont attablés avec la distinction des maisons les plus huppées de Madrid. 
Pâles et les traits tirés, l’assemblée des convives resta figée à l'entrée du gouverneur et de l'inspecteur général. En dépit de la lumière vive et chaude des candélabres nombreux, les dignitaires étaient livides. Sous les dentelles ouvragées des mantilles, on devinait des mines blêmes et allongées. La hautaine dignité des hôtes n’arriva pas à cacher les velours fripés, les soies auréolées de taches et les dentelles d’Amsterdam flétries. D’apparence, on avait dormi en grand habit depuis de nombreux jours; précisément, depuis l'arraisonnement du navire l'Asturias au large de la Jamaïque.
Malgré cela, le mépris et la morgue altière des visages dénonçaient l’origine indéniablement élevée des convives. Effectivement, tous sont de nobles familles espagnoles et représentaient les otages de Somerset : Le contrepoids de la rançon que le pirate entendait négocier ce soir avec Lanzada.
En écrin derrière eux, un rang de valets nègres, nippés en grande livrée et en bas blancs, attendaient pour servir les premiers plats que recouvraient encore des couvercles rebondis en argent.

 
«My lords, ladies! Voici assûrement vos sauveurs!...
Please, please...Voulez-vous bien saluer eux comme il se doit!»

Les arrivants n'eurent droit qu'aux regards éteints des personnages assis. Seules les femmes entrouvrirent leurs voilettes et esquissèrent un sourire crispé à l'attention des visiteurs. Maîtrisant mal leur langue, le commandant pirate s’aventura, tout de même, à faire les présentations d’un ton cérémonieux de chambellan.
 
«Nobles ladies, my lords, j'ai l'honneur de vous présenter son Excellence Sir Alezandro Espinozza, governor of the colonie Santa-Esperanza and nearest islands... And Mister le fonctionnaire du roi, autant dire... special-officer of your Trésor!»
 
Le gouverneur et l'inspecteur général, navrés de cette lugubre mise en scène, s'inclinèrent devant l'étrange assemblée. Chacun rendit le salut du bout de sa barbe, les lèvres pincées et blanches de la colère retenue.
 
«N’espérez pas qu’ils se découvrent, Mister le visiteur du roi, ni même for you, Sir governor!  
Autour de ma table siège la fine fleur de l'aristocratie, ils sont tous d’une town qu’ils nomment “Toledo”, le véritable nombril of the wold, parait-il !»
 
S'approchant de ses hôtes, le pirate tira son sabre du fourreau. Du revers incurvé de sa lame, il souleva le chapeau enrubanné d'un vieil hidalgo guindé et souffreteux.
 
« Ne sont-ils pas élégants dans leurs dentelles fines? Regardez celui-ci, comme il tremble de peur...
And, however, tous arrivent pour prendre de hautes fonctions dans vos colonies!
Now, ils ont faim et feront honnor à mi banquet.

Look, this one est un comte... Sir de Talavera et sa lady, ridée like a apple, se nomme doña Isabella Inès!»

 
Le gouverneur s'inclina respectueusement devant le vieillard qui fit mine de s’extirper de son siège alors que sous la mantille de doña Isabella Inés, perlaient des larmes amères. Toute cette sinistre comédie se déroulait dans un silence impressionnant.

«And near, Sir Estaban Vegas, Esquire of Almaraz city!»
 
A l'éperon doré brodé sur ses manches, Manuel reconnait un caballero de l'ordre fermé du «Despuela dorada». Il le salua avec compassion alors que Somerset dérangeait son couvre-chef de la pointe du sabre.
 
«He is a parent direct of très regrettée Ferdinand Alguamella, feu ambassador de votre King Philippe!»
 
Effectivement, l'inspecteur se souvint d'avoir survolé les comptes de cette grande famille castillane dont la fortune s’étalait sur des lieues le long du Tajo, en riches plaines, châteaux et jardins merveilleux.
 
«And, pour coiffer le tout, voici the captain Fernando Ibañez Savilliana!
L’ancien second-chief du superbe navire, major-ship de votre flotte du Couchant !»

 
De son sabre insolent, l’Anglais griffa le bras blessé du capitan, le faisant grimacer. Ce dernier détourna la tête et de rage, cracha par terre.
 
«Ce malappris crache sur son saviour!
Pourtant, il me doit the life car j'ai retenu mi épée avant qu'elle perfore son panse, seul son bras gardera mi signature!

And, now, the pearl de nos invités... De véritables trésors à elles toutes seules, voici, sirs, mi plus delightful passengers!»

 
Le pirate anglais posa son sabre parmi la verrerie et les assiettes de vermeil.
Avec une infinie délicatesse que l’on était loin de supposer, il écarta les mantilles qui occultaient au Monde, les visages des jeunes personnes. Relevées par les mains du rustre, les dentelles légères laissèrent entrevoir aux deux visiteurs, l’angélique beauté de deux sœurs jumelles!
En dépit d'un bien compréhensible mouvement de recul, qui affecta un instant leur maintien, le gouverneur et don Manuel eurent la curieuse impression qu'elles souriaient.

 
«My lords, je vous présente the best beauties of the wold... Inès et Mélissa Hermossa Campanilla y Palomas!...
Twin sisters, still pucelles and orphaned de Sir Henrique Hermossa, a noble man of the gentry d'Espagne qui ne survécut pas aux froidures des guerres du Nord!

Voici leur duègne, la matrone jurera et attestera du respect de mes hommes pour ces demoiselles...
Cette old magpie se laissa passer on the body pour protéger elles!

Ha! ha! ha! is’nt it, Padre Caméleone? This big pig, sirs, is the confessor of my doves!
Now, you know every’s here, at table!»

 
Un laquais noir en livrée superbe, retira puis rapprocha les sièges des invités qui s'assaillaient. En retrait, les valets, immobiles depuis le début des présentations, s'animèrent et disposèrent leurs plateaux sur la table. Aussitôt, ils en ôtèrent les couvercles bombés et dévoilèrent aux convives les mets grandioses qu’ils abritaient.
Chacun de rester subjugué devant des pâtés fumants, représentant des oiseaux exotiques parés de plumes éblouissantes, une volaille d’Indes lardée, juteuse et farcie, un petit cochon noir entouré de rubans, qu’on avait rôti tout entier, servi sur un lit de tranches de fruits du pays.
Pour les Espagnols affamés, l’opulence du service surpassa toutes les vicissitudes de leur état d’otage et leurs doigts, prolongements préhensiles de leurs estomacs rétrécis, se tendirent avec ferveur vers les victuailles étalées.

«My lords, good appétit! Gavez vos ventres des délices de vos merveilleuses islands... A la santé du si generous King of Spagne!»

Sans attendre les bénédicités qui devaient être dîtes par le confesseur qui s’était jeté en premier sur la dinde lardée, le capitaine Somerset, assis sur l'angle de la table, engouffra une énorme cuisse déchirée à une volaille qu’apportait un serviteur. Lorsqu’il retira le pilon de sa bouche, ses dents jaunies retinrent la viande mais laissèrent s’échapper un flot de jus qui ruissela jusqu’au menton et poissa son jabot.

 
«Tastez ces vins! Ils viennent directement de Jerez pour le vice-King of Mexico qui don’t drink une seule goutte!  Ha!Ha!Ha! »
 
Un laquais remplissait de vins capiteux les gobelets en argent massif de chaque invité; à croire qu’à ce bord, personne ne pouvait boire et manger autrement que dans une riche vaisselle armoriée des fabriques royales. 
Assistant, sans prendre goût à ce véritable repas de prince, Manuel remarqua l’appétit terrifiant des dignitaires. D'abord contrariés et hautains, tous empreints de l’attitude compassée des gens de leur rang, ils oublièrent vite leur suffisance pour se précipiter sur la bonne chère, qu’ils dévoraient, à présent, à pleines dents.

Il faut dire que depuis la prise de l'Asturias, les prisonniers étaient aux fers et à peu près à jeun depuis plusieurs jours, car tous refusaient de considérer comme nourriture les affreux biscuits infestés de charançons qui font l’ordinaire des marins en campagne. Beaucoup d'entre eux étaient tombés malades et souffraient de cet affreux mal de mer, attrapé dans l’étouffante crasse des soutes. Ils étaient parqués en bas, avec quelques esclaves noirs, à peine séparés d'eux par un mur de ballots de tabac, de cochenilles, d’indigo et de marchandises diverses. 

L’œil lucide de Lanzada jaugea l’indéniable qualité des “illustres invités” attablés et mesura à sa juste valeur, la difficulté qui l’attendait.
Le prix de leur liberté se trouvait ravivé par le richissime banquet de Somerset et tout cela augurait la perspective exorbitante de la rançon qu'il allait devoir bientôt négocier.
Tous soupèrent dans un profond silence, seulement entrecoupé des éructations sourdes en provenance de la panse énorme du confesseur... Précisément du gaster du prélat où la nourriture, engloutie à gosier forcé, chassait l’air qui l’occupait depuis trop longtemps.

Le festin se déroula presque courtoisement jusqu'à ce que Somerset, échauffé par l'alcool, leva son verre et souhaita que tous portent un toast pour inaugurer son nouveau navire. Le rouquin insista pour que les dignitaires outrés chantent avec lui une vieille contine qui, aux dires de générations de gabiers, préservait le nouveau vaisseau des affres de l'Océan.
Et, donnant le ton de son coutelas sur son gobelet, il se mit à chanter :

 
«Levons nos verres pour conjurer le sort,
Pour éloigner les démons de c’bord,
Et que c’te bateau revienne toujours au harbor...

«Padre Caméléone! Levez votre verre!
..Buvons ensemble contre les forces de Satan...
Qui cherchent à attirer vers l’fond d’l'océan...notre fier navire...

 
Il obtint de ses convives, une cacophonie bien peu académique mais qui sembla l’enchanter; d'autant qu'une lubie soudaine, fort peu courante dans la marine car elle ne rapporte que la guigne, venait de traverser l'esprit dérangé du flibustier.
 
« Good sailing boat, nous te rebaptisons... Amen! »
 
Ravit de son idée, le rouquin gratifia d'une bourrade le moine tremblant d'effroi qui se signa et jugula sa peur par une rasade de rhum.
Le forban prit alors les dignitaires à partie :

 
« My lords, que pensez-vous de “Glory Victorious”, comme new name for my sailing boat? 
Heu, Heu no! “Victorious” tout seul!
That right, mon bon navire, nous t'appellerons “Victorious” et nous rayerons your hatful name d'Asturias des registres du King of Spagne!»

 
En dehors du padre hésitant, peu de gobelets se levèrent pour cet étrange baptême... Et ce regrettable manque d’entrain déplut fortement au capitaine qui s'empourpra et se mit à les insulter.

 « Damned spagnish, we don’t plaese à votre hôte et à son new boat, j'ordonne à vous de boire in honnor of Victorious!» 
 
Il s’échauffa comme un dément, violacé de fureur et l’écume aux lèvres. Jonathan Smith, ne comprit pas cette subite folie et resta inerte.
Soudain l’Anglais, que l'emportement boutait hors de lui, saisit la superbe nappe damassée et, d’un geste violent, débarrassa la table d'un seul coup! Les verres, les plats et les rôtis entamés volèrent dans la cabine alors que le vieux comte et sa femme basculaient en arrière, les quatre fers en l'air!
Le gouverneur reçut une carcasse de poularde sur ses genoux alors que Lanzada rattrapa, au vol, une merveilleuse carafe de cristal, qu’il eut été dommage de voir se briser. Soudain tout s’enchaîna très vite… Le capitan espagnol, celui blessé au bras, profita de l'esclandre pour bondir de son siège et s’emparer d’un poignard passé à la ceinture d'un valet. 
Hélas, un coup de feu claqua et l’arrêta dans sa résolution héroïque... L’arme fumante de Monsieur Smith venait d’aboyer et sa 
balle a traversé la tempe du capitan espagnol en faisant jaillir ses orbites. Son grand corps hésita un instant et s'affala tout entier sur la table dévastée. Il était mort.
Resté en retrait de l’agitation, le second veillait à la sûreté de son maître!
 
Au centre de l’horrible scène, les jumelles se réfugièrent contre leur duègne en hurlant d’effroi, alors que le padre tomba à genoux...
Non pour prier le défunt, mais pour promptement disparaître sous la table.
En un instant, tous retombèrent dans la réalité. Le vernis de l’anglais venait de craquer et laissait transparaître la violence, la véritable nature du pirate. La férocité, le sang, les débordements habituels, un instant masqués par les fausses convenances du festin, reprenaient d'instinct le dessus.
Le coup de feu et le regard désapprobateur de Monsieur Smith, mirent un terme à l’ire du capitaine; alors que ses séides, en uniformes écarlates et armes aux poings, envahirent le grand carré avec tumulte. Désappointé, 
Somerset afficha une gêne évidente face à son emportement inconsidéré et, se reprenant, donna rapidement ses ordres.

A l’instar du drame qui vient de se dérouler, Manuel préférait cette situation brusquement éclaircie. En revenant à des manières plus cohérentes avec le personnage, les faiblesses de sa cuirasse allaient apparaître, dévoilant la faille où il pourra frapper pour l’abattre. Par sa persuasion de négociateur où bien par la balle de son petit pistolet furtif.

Le vieux comte et sa femme, tout retournés, sont relevés de leur inconfortable posture et tous les otages espagnols, apeurés et tremblants, sont regroupés dans un angle du carré avant d’être poussés rudement vers une pièce attenante.
Deux forbans agrippèrent les jambes du malheureux capitan Savilliana et le traînèrent sans compassion vers l'extérieur. En sortant, sa pauvre tête percée tressauta sur le surbau de la porte, laissant un sillage sanglant sur le parquet de la grande cabine.
Profitant du fait que le gouverneur le masquait aux regards des matelots affairés à ramasser les reliefs du souper, Manuel se retourna un instant... Il sortit son court pistolet majorquin et le glissa entre le coussin et l’accoudoir mouluré de son siège.
Il pensa sa manœuvre découverte lorsque Somerset, au même moment, contourna la table dévastée et exigea que les deux hommes lui remettent toutes leurs armes.
Curieusement, le gouverneur refusa tout net.

 
«Hey Governor! Après ce qui vient de se passer, ne faisons pas d'histoire sur the protocole!
Hey Sir, take-me raisonnablement your sabre et commençons à discuter de ma affaire!»

 
Manuel Lanzada donna l'exemple et sortit la dague de sa botte et dégrafant l'attache de sa ceinture, lui remit son épée. Conscient que son entêtement sera vain, le gouverneur l’imita et tira son grand sabre. Pour la forme, Smith fouilla les habits et les basques des deux personnages et n’y trouvant point d’autres armes, se retira en refermant la porte.

A présent, ils étaient seuls avec l’Anglais dans la luxueuse cabine en désordre et l’heure de parler de la rançon semblait venue.
Effectivement, Somerset redressa son fauteuil renversé, s’installa derrière la vaste table et engagea la discussion.
En préambule, il s'excusa de son énervement.

 
« Please, excuse me, Sirs, pour cet fâcheux emportement! 
Ma geste malheureux a coûté la vie à ce poor captain Savilliana, thank God, s’il existe, accueille sa âme!»

 
Derrière le rouquin, on entrevoyait la rade sombre et le fort éclairé à travers les baies entrouvertes du pavois. L’imperceptible courant de marée, survenu avec la nuit, avait fait pivoter le navire sur son ancre et il présentait son immense château-arrière à la terre.
De sa place, don Alezandro pouvait distinctement voir ses guetteurs sur les remparts. Tous éclairés par les torchères et les braseros allumés, ils formaient des cibles faciles. En contrebas, les flambeaux du ponton se sont éteints, remplacés par des feux qui brûlaient sur la grève où sa mauvaise troupe devait monter une garde assoupie.
Balayant la langueur qui engourdissait son âme devant ce paysage bucolique, le gouverneur lança la discussion par un préambule - un rien ampoulé en ce lieu- mais qui allait, sans aucun doute, flatter l’amour propre exacerbé du flibustier.

 
«Ecoutez-moi capitaine Somerset, en tant que corsaire loyal de la couronne d'Angleterre, vous n'ignorez pas que vous détenez des prisonniers qui ne sont pas des soldats mais des civils, de simples passagers ?...
Il n’est pas nécessaire que je vous rappelle les règles de la course, que nos pays ont convenues, et qui doivent être respectées sur toutes les mers...
Et, en particulier l’essentiel principe de ces règles qui garantit la vie sauve et l'assistance aux innocents civils mêlés, malgré eux, aux combats. En conséquence, je vous  conjure de relâcher vos prisonniers sans délai!»

 
A peine embarrassé, Somerset posa à plat ses mains piquées de rouille sur le bois ciré de la table.
 
«Hélas, Excellence! The times are strongs et les forbans qui nous servent d'armée sont exigeants and dépensiers! 
Moi-même, if cela dépendait uniquement de moi, je vous aurai bien rendu “vos compatriotes” sans l’ombre d’un dédommagement but, hélas, la racaille qui nous entoure a voté autrement et elle est la plus forte.
Même s’ils m’ont désigné comme leur chef, I am, me to, leur otage!»

 
Durant ces préliminaires d’une lénifiante hypocrisie, Lanzada resta silencieux et son agacement ne se manifesta que par le décroisement et le recroisement incessant de ses jambes. Il s’agita sur son fauteuil comme s’il recherchait une position plus confortable…
En fait, il s'assura que son court pistolet restait bien accessible le long du bras du fauteuil. Manœuvre rassurante qu'il masqua de son chapeau à la vue du flibustier.

 
« Allons, allons, capitaine Somerset, soyez sensé! 
Vous n'ignorez pas que l'acte que vous... Que vos hommes vous poussent à perpétrer est un  acte de pure piraterie, bien éloigné d'un honorable fait de guerre…
S’ils persistent dans leur déraison, il leur en coûtera la corde, même devant la justice de votre grand pays! »

 
Ainsi, durant plus d’une heure, la discussion s’enlisa, s’englua dans des palabres insipides, sans réellement progresser d’un seul pouce.
Vainement, le gouverneur s'escrima à plaider en épuisant les artifices de sa diplomatie pour tenter d'extirper sans bourse déliée, les otages espagnols des griffes acérées du bandit. Agacé par le ton doucereux de la discussion et n’en percevant pas l’issue, l'inspecteur général se décida à prendre la parole.

 
«Excellence don Alezandro! 
Merci grandement d'avoir essayé de convaincre ce forban mais il n’est plus temps de jouer au chat et à la souris!
Monsieur le brigand, allons droit au but. Quelles sont vos conditions pour nous restituer nos compatriotes?»

 
Loin de s'offusquer des qualificatifs employés qui collaient parfaitement à son état d’esprit, un sourire illumina la face rubiconde de Somerset. Visiblement, il était rassurer de voir s’amorcer des tractations commerciales où il savait exceller, plutôt que de continuer à patauger dans le verbiage sirupeux du gouverneur.
Avant de répondre à la question et pour s’accorder un temps de réflexion, l’homme s’humecta la glotte d’une conséquente lampée de rhum.

 
« Now, ne parlons plus de pirate ni de rançon, but causons du montant du passage, du price of rescue et des frais de la prise en charge des illustres passengers... No pay no cure, dit-on dans mon marine!»
 
L'Anglais s'enfonça dans son fauteuil. Ravi de la tournure élégante de son propos, qui à l’entendre, rejoignait celui d'un honnête transporteur qui négocie avec son armateur le sauvetage de son fret en péril.

«Vous avez vu par vous-même, la quantité et la qualité de la nourriture que vos rupins engloutissent...
Damned! Elle est à des miles de l’ordinaire de ma marine, c’est bel et bien, celle de la Cour d’où ils viennent!

Et toutes mes volailles, mes vins, mes cochonnailles? Qu’en faites-vous?
Toutes mes réserves de victuailles avalées in few days!
Sirs, vos concitoyens me coûtent une fortune et toutes mes dépenses se chiffrent à un juste prix qu'il reste à estimer with you, Mister the Treasury’s visitor!»

 

La négociation devint ronronnante et la façon nouvelle de parler des prisonniers, qu’utilisait avec finesse le flibustier, ôta toute passion à la discussion. Bientôt, on allait remplacer otages par veaux et chevaux et rien ne différencierait la piraterie – passible ici-bas de la corde- d'un calcul de maquignons sur un foirail à bestiaux.

Cette déviation sournoise déplut à Lanzada qui vit disparaître la gravité de l'acte derrière l'artifice du langage, au bénéfice d'une simple et banale transaction commerciale.
Manuel subissait les tribulations d’un fonctionnaire policé fraîchement débarqué qui, avec horreur, découvrait la fourberie des brigands de ces tropiques et cette réalité, ici dirigée à son encontre, révolta sa naïve mentalité de métropolitain. Aussi, c'est avec dureté qu'il répliqua à l'Anglais.

 
«Cessons ce jeu, Somerset, nous ne sommes pas dupes!
Nous appellerons donc les choses par leur nom, et je reformule ma question :
Quelle rançon exigez-vous pour la liberté de nos gens?»

 
Le pirate sembla soudainement embarrassé. A force de palabres, sa tête bourdonnait et dans sa cervelle intuitive, toutes ces considérations compliquaient l'estimation du montant de la rançon.
 
« Hey, il me faut bien parler de mes dépenses!...
The quality of “passengers” et leur entretien ont nécessité des débours considérables...
Also, je ne peux envisager de laisser partir Monsieur le comte Caramillo de Talavera, sans le règlement de...
Disons twelve thousand ponds and, for his wife, eight thousand more...Twenty thousand pouds for two, a simple indemnity!»

Don Manuel ouvrit le maroquin de cuir qu'il avait apporté et en sortit son vélin, sa plume d’oie ainsi que le bâton de sépia et sa coupelle. Une goutte d'eau, prélevée au fond d’un gobelet, lui permit de diluer son encre.
Durant ces préparatifs le flibustier se servit un autre rhum qu’il tira du robinet d’un petit tonnelet posé sur une étagère.

 
«Nous disons pour Monsieur le comte de Talavera, douze mille livres et pour doña Ines, huit mille...
Hum! Cela fait déjà une sacrée somme, espérons que le roi se souvienne de ses loyaux sujets! Ensuite?»

La plume d'oie crissa sur le papier frappé des armoiries du Trésor qui, en creux, reprenaient le blason d'Espagne cerné du ruban de la Toison d'Or.

En alignant les chiffres, Manuel remarqua que la tour du royaume du Portugal y était encore représentée et trônait en plein chef sous la couronne!
Le fer, authentifiant son papier, n'était plus d’actualité... En ces intenses moments, l’acuité extrême, qu’exacerbait la tension nerveuse, fit jaillir à ses yeux ce détail anodin.

Admiratif devant les gens d’écriture comme il l’était devant Smith qui tenait son livre de bord, le pirate anglais - qui d’instinct savait mieux compter qu’écrire- prisait l’aisance du fonctionnaire dans la calligraphie des pleins et déliés des mots qui fixaient les termes de leur contrat.
 
 «For this canaille d'Estaban Vegas de Almaraz?... 
Hey, son parenté with les d’Alguamella doit bien valoir ses eight thousand pounds, is’nt it?...
Sir, a good writing script, five thousand piastres more, pour le passage and two thousand pour les dépenses de bouche!»

La plume agile courait sur le feuillet, infligeant le montant exorbitant de pièces au débit du caballéro Vegas de Almaraz. 
Somerset jubilait à l'avance du total de la transaction qui allait apparaître en bas le la fine colonne de chiffres arabes.

 
«Cela s’élève déjà à trente cinq mille livres... Et ensuite?»

«What? Je ne souhaite rien d'autre! Please, remboursez-me cette somme, largement avancée sur mon cassette...
In gold certifié, not in vellòns of copper... And, je rend, à vous, vos compatriotes!»

Etonné, don Manuel releva sa plume, attendant le montant de la rançon des otages restants.

«Mais, que devons-nous compter pour la rançon des jeunes filles, de leur duègne et du confesseur?»

Le pirate s’empourpra et frappa du poing sur la table, renversant son gobelet à présent vide.
 
«Goddam! We don’t indestand que je garde, for me, les sisters!
Please, débarrassez de a governess and the monk, je vous les rends pour rien... Que le diable les emporte!»

De cette affirmation, Lanzada faillit casser sa plume sur son vélin; alors, en habile diplomate, le gouverneur enchaîna d’un ton doucereux:
 
«Monsieur Somerset, votre attrait pour la beauté de ces jeunes filles est compréhensible, mais le roi sera prêt, sans aucun doute, à donner encore quelques milliers de ducats pour la liberté de ses enfants!
Réfléchissez un peu... Que pouvez-vous leur apporter en dehors d'une fuite éternelle sur l'océan ou, pire, une vie de débauche à la Tortue?
Je vous le dit, vous préparez à ces pauvres filles une existence calamiteuse de veuves de pirate. Car, inévitablement, vous vous balancerez sous peu à un gibet; il ne faut pas être devin pour vous le prédire!... 
Allons capitaine, soyez raisonnable, donnez-nous votre prix!»

Ce discours de raison ne calma aucunement l’Anglais;  susceptible, comme le sont les gens de son acabit, il le perçut comme une grave offense. L’homme exulta et bondit de son siège pour saisir au col l'inspecteur général assis en face de lui. Bouleversement que Manuel jugea propice pour glisser sa main sous le coussin et saisir son pistolet.
 
« Hey boys, I am rien à f... de vos conseils, I detest your wold, I detest  Spagne, je detest your race of mangy dogs!
Please pay quickly mon somme or j'exécute mi prisoners with mi hands!

N’escomptez rien for les jumelles, elles resteront with me, here!
Je ferai elles mi wifes and, never, je les vous rendrai never!»

Les yeux du pirate étaient révulsés; bavant de fureur, il assaillit l’andalou de son haleine chargée de rhum et le secoua, en l'insultant encore...
Soudain, son visage interloqué dénonça sa surprise. Un « Ho » sculpta sa bouche lorsqu’il sentit sur son nombril le froid caractéristique du canon d'une arme à feu... Immédiatement, le brigand desserra son étreinte du cou de l'espagnol qui pressa, avec détermination, la bouche de son court pistolet sous la ceinture du capitaine!
Le gouverneur fut aussi ébahi que le flibustier. Il n'avait rien remarqué de la ruse discrète du Sévillan. Le sang-froid de son “visitador” l’épatait et il rayonnait de voir son initiative changer du tout au tout l’orientation de leur problème.

 
«Asseyez-vous calmement, capitaine! Pas de geste inconsidéré, ni de cri, qui puisse attirer l'attention de vos gardes!
Et surtout, posez vos mains bien à plat sur la table!»

Dans les yeux du flibustier, la haine remplaça la surprise lorsque Lanzada le débarrassa des pistolets damasquinés passés à sa ceinture.
 
«Voyez-vous, j'aurai pu vous brûler les tripes à l'instant, mettant définitivement un terme à votre misérable existence!
Ce n'est pas l'envie qui m'en manque mais, je compte échanger votre exécrable vie contre celle de vos prisonniers ...
Sachez qu'à tout moment, mon arme restera braquée sous la table, visant l’endroit particulier qui vous est le plus cher!»
 
La situation venait de changer du tout au tout; néanmoins, elle n’était guère avantageuse pour les deux Espagnols. Même, s’ils tenaient en respect le commandant du navire, ils risquaient vite d'être débordés par l’ennemi qui pullulait autour d’eux. Aussi, leur premier souci fut d’exiger le retour de Fernando, l'aide de camp du gouverneur.

«Somerset! Appelez votre second et faites revenir Fernando, le “criado” de Monsieur le gouverneur!»

Somerset comprit et s'exécuta sans rechigner. Il traversa la pièce sous l’œil menaçant de l’arme et entrouvrant la porte, hurla l'ordre dans le couloir. Peu après, deux coups brefs furent frappés et le battant persienné s'ouvrit sur l’aide de camp qu’escortait Monsieur Smith.
Lorsque le jeune Anglais se retourna pour clore l’huis, un pistolet se posa sur sa glotte saillante.
Fernando saisit immédiatement la situation et repoussa dans son logement la forte targette qui en condamnait l'ouverture.

«Gardez bien votre calme, Monsieur Smith! 
Nous tenons à notre merci votre commandant; un seul pas de travers et tous deux vous êtes morts!»

 
Fernando débarrassa l'officier en second de ses pétoires et de son coutelas, qui vinrent étoffer l'arsenal des Espagnols; puis se plaça de façon à couvrir l'ensemble de la pièce du feu de ses armes. Précaution permettant à don Manuel de ranger son pistolet majorquin dans sa ceinture.
Leurs maigres forces reconstituées, ainsi que les flibustiers sous bonne garde, l’aventure, entamée sous la contrainte exigeante de ces derniers, semblait vouloir s’orienter au léger bénéfice des visiteurs.
Le gouverneur reconnaît l’avantage bien minime mais comptait l’exploiter sans délai aussi, à voix basse, il donna ses ordres.

 
«Toi, Fernando, surveille bien ces gredins !...
Vous, Señor Lanzada, aidez-moi à détacher leurs ceinturons et à leur lier les mains dans le dos!»

Appliqués à toucher la tempe des pirates déconfits, les canons des pistolets leur intimèrent le plus profond silence alors que le Sévillan dégrafait leurs ceintures de cuir. Soudainement relâchées, leurs culottes s’affaissèrent sur leurs ventres pâles et le réflexe, comique, de retenir sottement leur caleçon, estompa la tension dramatique du moment!
Fortement serrées, les lanières emprisonnèrent les bras dans leurs dos et on les rassit sans ménagement sur leurs sièges. Bien qu’énergiques, toutes ces actions furent menées sans tumulte…
Des frôlements furtifs, de l’autre côté de la cloison du quartier, laissaient penser qu’ils étaient écoutés par les oreilles curieuses. Elles spéculaient sur l’issue des négociations qui déterminaient le montant de leur butin. Aussi, les Espagnols reprennent la configuration qu'ils venaient de quitter pour entamer leur action et, à voix basse, le gouverneur s’adressa à l’oreille velue de Somerset.

 
«Canaille, la situation vient d'évoluer à ton désavantage, les atouts changent de mains mais je ne crie pas victoire car il nous reste du chemin à faire ensemble...
J’escompte rapidement ramener à terre tous les prisonniers et nous allons chercher la façon de sauver vos misérables vies!»

Une fois de plus, l’Anglais s’empourpra et manqua donner l’alerte.
Fernando, debout derrière lui, freina son élan en accentuant la pression de son coutelas tranchant sur sa veine jugulaire. On peut être certain qu’au moindre son, la gorge envahie de barbe rousse du pirate serait tranchée avec la même dextérité que s’il maniait son rasoir de barbier. Le brigand le savait bien et sans desserrer les dents, grogna en ravalant sa hargne... Il ne lui restait plus qu'à coopérer.

Don Manuel commença à apprécier la force tranquille du gouverneur et lui laissa, bien volontiers, l’initiative de poursuivre la négociation.
Sa tension baissant quelque peu, son regard fit le tour de l'immense cabine, évaluant le capharnaüm inouï et l'impressionnant déballage de richesses étalées. Sans s'attarder, il passa sur les coffres débordant de soies fines, de taffetas somptueux et sur le monceau de vaisselle, toute d'argent et de vermeil.
Son nez de professionnel, infaillible, venait de flairer une présence encore bien plus subtile…Celle de l'or!


Le Sévillan se leva et traversa le vaste carré. Sa quête semblait influencée par l’appel d’un aimant puissant, à l’égal du coudrier des sourciers qui indique immanquablement la présence de l'eau. Son instinct l’attirait, sans hésitation, vers le métal noble et orientait ses pas vers l'alcôve du commandant.
L’Andalou hésita un instant... S'assit sur la couche douteuse et sans réellement savoir ce qui l’incitait, écarta les plis d'une tenture de brocart rutilante de fils d'argent.
 
Il faut croire qu'à travers le chêne le plus épais, l'or exhalait un parfum suave que lui seul pouvait sentir; sans cet incroyable flair, personne n'aurait imaginé que la tête du lit abritait un panneau coulissant.
De sa dague au manche d'ivoire, reprise à Monsieur Smith depuis peu, Manuel en fit jouer le secret et l’ouvrit sans difficulté... 
Dans l’ombre feutrée de la cache secrète, s’alignaient des sacs de cuir. Il en dénombra une douzaine qui occupait pleinement un espace aménagé entre le vaigrage 
et l’épais bordage en chêne de la coque.
Il venait de dévoiler la cachette secrète de Somerset qui recelait-au premier inventaire-une bien estimable fortune.

Lanzada reconnaît sans peine la provenance de ce trésor : La Compañia Real de Lima, avec leurs anneaux d’acier caractéristiques qui permettaient de les entraver d’une chaîne de sûreté.
De même, sans avoir besoin de les ouvrir, il les sait gonflés de poudre d'or le plus pur et peser rigoureusement tous, dix livres justes et contrôlées.

Aussi fortuite qu’inespérée, la découverte du trésor de guerre du chef pirate généra une idée dans l’esprit du Sévillan.
Au premier abord, celle-ci lui sembla saugrenue et quasiment irréalisable. Ce n’est que plus tard, lorsque son esprit en aura élaboré l’astucieux développement qu’elle allait s'avérer être l’honorable porte de sortie que tous espéraient sans y croire.
Pour éprouver la faisabilité de son stratagème - sous l’œil interrogatif du gouverneur- Manuel se dirigea vers une fenêtre du pavois. 
En fait, la seule baie non grillagée sur l'arrière du navire car les pirates l’avaient pourvue d’un gros mousquet de retraite. Pour se pencher vers l'extérieur, il dut faire pivoter l’espingol sur sa rotule, déménager son tonnelet de poudre et sa caisse de munitions.

L’ouverture surplombait de toute la hauteur de la majestueuse voûte d'arcasse les eaux sombres et miroitantes de la baie. Au centre du tableau-arrière, elle se situait à l'aplomb du gouvernail et par le débord du château, à l'abri des regards venant du pont supérieur. Quelque chose qui pendrait à cet endroit-là à toucher la mer, serait totalement invisible des ponts et encore moins, de la dunette supérieure.

Constatations faites, Manuel revint s'asseoir.
Jusqu’alors, les rideaux de la courtine du baldaquin l'ont masqué de la vue des prisonniers. Ses traits impassibles ne dévoilèrent à personne, la découverte bénéfique qu’il venait de faire. Lisant l’interrogation sur le visage du gouverneur, Manuel conseilla d’entretenir la conversation avec les pirates. Un long silence, durant la supposée négociation, risquait de compromettre leur plan en attirant l'attention des factionnaires postés à la porte du carré. Don Alezandro reprit, donc, là où il l’avait interrompu, le fil des tractations que les péripéties n'auraient pas dérangées.

 
«Soyez raisonnable capitaine, la somme demandée est bien trop élevée!
Nous ne disposons pas à la citadelle d'une fortune aussi considérable... Reconsidérez vos exigences, je vous en conjure!»

Les Anglais se regardèrent sans comprendre; seul Fernando, du tranchant aiguisé de sa lame, intima l'ordre de répondre à Somerset...
 
«Heu... hem! My... My exigences restent semblables à elles-mêmes, je ne reviendrai sur aucune de mes volontés, is’nt it, damned Smith ? Si vous n’avez pas l’argent disponible, nous garderons the old Comte jusqu’à complet paiement de mon rançon!»

Le criado s’avéra satisfait de l'effet persuasif de son poignard; en augmentant légèrement la pression sur la gorge du rouquin, il modulait la loquacité du capitaine.

        «Excellence, j'ai deux mots à vous dire!»

Fernando rangea son coutelas et s’arma d’un pistolet dans chaque main, alors que don Manuel entraîna l’administrateur vers le fond de la cabine. Tout bas, il le renseigna sur sa découverte et le projet qui en découlait.

 
« Don Alezandro, je pense que nous avons un moyen de sortir d'ici avec nos gens sains et saufs!
J’ai l’idée d’un plan, certes audacieux, qui peut être tenté et avec l'aide de Dieu, dispose de quelques chances de réussite!»

 
La curiosité se lisait sur le visage du gouverneur. L'action du moment anoblissait la mollesse de ses traits qu’elle rendait, soudain, virils et énergiques. Il encouragea le fonctionnaire à s'expliquer promptement.

«Croyez-vous, mon cher, que nous ayons le choix des solutions?
Allons, allons, point de mystère, que venez-vous d’inventer?»

 
Don Manuel dévoila la découverte fortuite du trésor de Somerset et exposa les grandes lignes de son plan.
Emballé par l’audace du stratagème du Sévillan, don Alezandro modéra aussi vite son enthousiasme lorsqu’il soupesa, à leurs justes poids, les risques de l’aventure; autant ceux encourus par ses illustres otages que par sa propre personne. 
Surpassant son hésitation, il acquiesça et ensemble, ils revinrent vers la table.
Le haut personnage s'adressa, à voix feutrée, aux pirates ligotés.

«Señores, aidez-nous à sortir nos compatriotes de ce navire sans histoires…
Si vous vous montrez coopératifs, non seulement vous aurez la vie sauve, mais nous vous  permettrons une sortie honorable devant vos gens!  
Il ne vous reste que peu de temps pour réfléchir avant que la poudre, que voici, vous expédie “ad patres”, vous et votre satané cupidité!»

 
En disant cela, le gouverneur déposa le tonnelet de poudre de l’espingol sur les genoux du pirate et approcha d'un des chandeliers nombreux, le lacet sulfuré de la mèche. Alors entre deux doigts, il pressa le cordon de pulvérin dans la cire molle, tout juste à un demi-pouce de la flamme!
 
« Dites-moi, dès que vous aurez pris votre décision...
Mais, faites vite, la chandelle brûle rapidement et enflammera sous peu ces cinq livres de gros poussier! »

 
Après quelques échanges acides avec son second que tempérait la pression nerveuse de la lame de Fernando et la peur du gros pétard installé sous son nez; tout cela cumulé amena le chef pirate à parcourir promptement le dur chemin vers l'accord.
Aussi, il n’attendit pas que la bougie se consume pour interpeller le gouverneur.

        «That's hell, Sir! Vous avez my parole! Que nous devons faire?»

La phrase attendue était lâchée et pénètra aux oreilles des espagnols comme une mélodie suave. Et, en retirant la mèche de la flamme vacillante, ils amorcèrent la première phase de leur difficile partie.

«Merci, capitaine, c’est une sage décision!
Voila ce que vous allez faire : dès que nous vous le dirons, vous appellerez l’un de vos matelots et vous l'enverrez à terre avec le message que nous allons préparer!»

 
Don Manuel rajouta une larme d'eau dans la coupelle où son encre s’asséchait.
Il extrait de son maroquin une autre feuille de papier qu'il tendit, avec sa plume, au gouverneur. Celui-ci commença à écrire.
Pendant ce temps, Lanzada mit en place les conditions pour renforcer leurs maigres chances de réussite.
Il alla vers la fenêtre, décrocha de son fût le lourd mousquet, vérifia qu'il était chargé, releva le silex du rouet et l'installa de tout son long sur la table. La bouche évasée fut orientée vers la porte et  il recouvrit le tout de la nappe tachée ramassée au sol. 
Le brave criado cacha ses deux pistolets sous son feutre.
La rédaction du message terminée, don Alezandro fit lire son court texte au haut fonctionnaire. Manuel apprécia son écriture ronde aux déliés musclés, justement formée pour intimer des ordres.
Avec son accord, le gouverneur plia la feuille avec soin et prenant la dame-jeanne vidée lors du souper, il fondit à la flamme le reste de la cire rouge du bouchon, jusqu’à ce qu’une goutte bouillonnante vint cacheter la missive. Il y appliqua sa bague qui authentifia de son sceau le document.

 
«Capitaine, nous voilà à l'instant où nous allons éprouver votre loyauté! 
A la moindre incartade, au moindre cri d’alerte, nous ouvrons le feu... Est-ce bien clair?»

 
        «All right, Sir! Vous avez compris Smith, shut-up!»

Don Manuel se chargea de détacher les deux prisonniers qui récupérèrent leurs ceinturons. Leurs braies de nouveau retenus sur leurs basques rendirent leur prestance aux deux canailles.
Fernando, une ultime fois, souleva son chapeau où se cachaient ses armes.

        «Messieurs, allons-y! A vous de jouer capitaine et prenez bien garde à ne point nous trahir!»

Les pirates se massèrent les poignées endoloris et Somerset, pour noyer l’aigreur qui le taraudait, ingurgita deux longues lampées de ratafia. Requinqué, il traversa à grandes enjambées la cabine encombrée et tira le verrou ouvragé en dauphin de la porte du carré.
A trois pas dans son dos, le doigt du haut fonctionnaire se crispa sur la gâchette de l’espingol bourrée de mitraille, qui ferait au moindre faux pas du forban, de la chair à pâté des occupants de toute la coursive.

Lanza se rendit compte que l’Anglais hésitait et qu'en cet instant, il était prêt à trahir sa parole… Juste pour renverser la situation, pour rétablir son honneur que ses maudits Espagnols s’ingéniaient à bafouer... Mais Sommerset se retint lorsqu’il sentit, glaciale sur son échine, la menace obsédante du mousquet. Alors, il se retourna et vissa son regard terrifiant dans celui du Sévillan qui le tenait en joue.

Somerset espérait ce Lanzada pleutre comme le sont les gens de son rang mais, bien au contraire, il lut dans les yeux de l’andalou, la franche détermination de celui qui n’hésitera pas à tuer. Surpris de sa fermeté, le rouquin se ravisa et aboya une bordée d'ordres à l'attention de ses gens en faction devant la porte.

Qu'avait-il dit? Des Espagnols enfermés, personne n’avait compris le moindre mot de ce qu’il venait de hurler dans le jargon des vauriens de ces îles. De toutes les façons les dès étant jetés, chacun se tenait sur ses gardes et l’on n’attendrait pas longtemps les conséquences de ses ordres, quels qu’ils fussent.

Effectivement voilà que provenait du couloir une cavalcade bientôt suivie de coups rudes frappés à la porte ferrée du quartier. Comme convenu Somerset entrouvrit et, retenant le bosco sur le seuil, lui donna ses instructions et le pli cacheté.
Sans apparente nervosité, le pirate cadenassa l'entrée et revint s'affaler sur son fauteuil auprès de Smith. Pourtant, sur son front tanné par le soleil, la sueur ravinait sa crasse et imbibait ses favoris flamboyants.

        «Voilà my lord! Taillefer, l’un de mes meilleurs boscos, porte your message à la citadelle!»

L’ordre d’expédier une estafette chez les espagnols fut promptement exécuté et engendra un fort remue-ménage sur le pont de l’Asturias. Le palan de l'échelle de coupée couina et bientôt, les reclus du quartier de commandement perçurent les coups sourds des rames sur la coque épaisse, au départ brusqué de la chaloupe. Du pavois éclairé, le gouverneur Espinozza vit s’éloigner la lanterne du canot sur l'eau noire. Emportant le maître d’équipage et son message, elle se dirigea rapidement vers le fort d'où, déjà, elle venait d'être aperçue. 
On assista au ballet des torches qui se rallumèrent et dansèrent sur le ponton, illuminant le bas des fortifications dans la nuit avancée.
Il ne restait plus qu'à attendre et cela ne serait pas long.

Abrités par le quai, les fusiliers étaient en position de tir lorsque l’esquif accosta.
Ce fut les bras au ciel que le bosco demanda en mauvais espagnol, la venue d'un officier. Voyant le matelot seul et sans armes, les gardes rassurés reposèrent leurs lourds mousquets.
Aussitôt, un ordre fut lancé et rebondit sur le glacis du rempart jusqu'aux créneaux où, repris par une sentinelle, il fut répercuté vers l'intérieur de la citadelle. Quelques instants plus tard, une porte s'ouvrit dans la poterne basse et le major ensommeillé arriva aux nouvelles.

Alors que les soldats retenaient l'embarcation, le bosco de l'Asturias sauta sur les planches disjointes du ponton et après un bref salut, transmit le pli du gouverneur au major barbu qui venait de le rejoindre.
S’approchant d’une torche fichée dans le rocher, le major contrôla son sceau de cire et constata qu’il était intact. Il garantissait l'authenticité et le secret de la missive. Sans attendre la réponse, maître Taillefer remonta dans son canot et à forte godille, reprit le large et le chemin de l’Asturias.
Sous le suif grésillant du brandon le sous-officier brisa le cachet, déplia le vélin qui contenait les ordres du gouverneur don Alezandro et commença à déchiffrer le message avec difficulté.
Le barbu s’approcha davantage de la lumière; fatigués par la veille de la nuit, 
ses yeux eurent du mal à démêler l'écriture fine du gouverneur. 
Les ordres s'adressaient bien à lui et précisaient :
« De se tenir prêt, un peu avant l'aube, à prendre la mer sur une chaloupe lorsqu'un fanal sera agité au château du bateau. Ensuite, de se rapprocher par l'arrière jusqu'au gouvernail et de ramasser ce qui pendra à une corde venant du plus haut, sans être vu des marins du navire...
«D’enfermer en secret ce qu’il trouvera pendu dans un coffre moyen à cadenasser et de se présenter aux ordres à l'échelle de coupée... Et de prier Dieu! »

Alezandro Espinozza, Gobernador de la colonie Santa-Esperanza.

Aucun  doute sur la véracité des ordres, qu’il venait de recevoir, car la signature tarabiscotée du gouverneur restait inimitable.
Aussi, il s'imprégna des instructions, que son métier de soldat ne lui demandait pas de juger, et allait les suivre à la lettre.
Une pâleur à l’Orient présageait le recul des ténèbres et 
peu de temps restait au major pour réunir le coffre demandé, armer le canot et désigner, d’office, les rameurs parmi les rares soldats amarinés du fort.
 
 
* * *
 
 

Garant : Palans destinés à contrecarrer le recul important des canons de cette époque.
Phares : Terme générique pour les grandes voiles carrées des vaisseaux de ce temps.
Blessés ivres : Hommes sollicités à cette époque, les chirurgiens prétendaient que les soldats imbibés de rhum résistaient mieux aux blessures affreuses que ceux restés à jeun. Ils affirmaient que l'alcool nettoyait les plaies de l'intérieur lorsqu'elles étaient recousues, sur place, sans la moindre précaution.
Le pavillon noir à tête de mort : Cet avertissement morbide nouvellement instauré par les flibustiers en remplacement de toutes bannières signifiait que tous les coups étaient permis en bannissant toutes les règles de guerre et de commisération.
Canons tous de nouvelle facture : Effectivement, chaque prise livrait au flibustier son lot d'armement neuf, toujours renouvelé et de plus en plus performant; d’autant que les pirates  faisaient bon usage des progrès incessants de l’artillerie.
Le pavillon blanc : Cet artifice, qui d’ordinaire suspend toute attaque, donnera au vaisseau pirate le temps nécessaire pour pivoter sur son erre et pour présenter son flanc hérissé de canons à l'ennemi qui s’avance.
Ecubier : Passage renforcé de la chaîne de l’ancre dans la coque à l’avant du navire.
Criado : Nom donné au serviteur, au suivant d’arme.
Surbau : Surélévation du bas des portes destinée à contenir l’eau d’une cabine à l’autre.
Tonture : Se dit d’un plancher cintré pour permettre l’écoulement rapide des eaux.
Vaigrage : Habillage décoratif en bois noble de la coque dans les cabines de qualité.

 
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