Aussitôt, l’homme entama la conversation. Il déversa des banalités sur le temps, sur l’humidité étouffante du lieu et sur la période des pluies qui survenait, ici, dès le mois d’avril. Il arriva vite sur ce qui l’intéressait assurément le plus : L'arrivée de la lointaine Espagne du brigantin “l'Estrellamar”. Il s’enquiert des nouvelles du vieux continent où il dit avoir toujours de la famille résidant justement, en Andalousie.
En l’écoutant, Manuel apprit qu'un vaisseau anglais avait fait escale dans la rade la semaine précédente, se mettant à l'abri d'une tornade tropicale qui menaçait. Ainsi, sans lui-même ouvrir la bouche, il entendit parler pour la toute première fois du capitaine Somerset et de son formidable bateau l'Asturias.
L'aubergiste pouffa sans retenue, en contant la façon rocambolesque dont le grand navire de ligne espagnol avait été enlevé par une ridicule bande de forbans décidés. Ici, comme ailleurs, les civils autochtones riaient toujours beaucoup des déconvenues des militaires, même si il s'agissait, présentement, des tristes déboires de leur propre marine. « Pardonnez ma moquerie, Señor, si vous êtes un officier, mais nos soldats sont bien trop lourdauds face aux pirates vifs de ces parages! »
Sans s’en rendre compte, Manuel avoua n’avoir rien à faire de la marine du roi ; qu’en tant que fonctionnaire civil, il partageait un peu son opinion.
« Un haut fonctionnaire! Madre de Dios, nous sommes un peu collègues!
Moi-même et mon pauvre père avant moi, servons le gouverneur pour tenir le “registre de port”...
Attendez, attendez, je vais vous le montrer!»
L’homme disparu dans son arrière-boutique et rapporta un répertoire usé qu’il ouvrit avec fierté devant le voyageur étonné.
Manuel découvrit que depuis l’aube du siècle, le père de l’aubergiste avait pris l'habitude pour d’obscures raisons, de noter les dates de passage, les noms et caractéristiques des bateaux qui faisaient escale devant chez lui, dans “son port”...
Et, à sa mort, son fils avait naturellement pris la relève. « Vous savez, “cher collègue”, au début, les gens d’ici -des illettrés- se sont beaucoup moqués de mon père qui remplissait ses pages de signes incompréhensibles. N’empêche que c’est grâce à lui que j’ai appris la lecture et l’écriture...
Tout simplement en déchiffrant des noms de bateaux!
Je me souviens bien, je n’étais qu’un enfant quand le secrétaire du gouverneur d’Hispaniola, lui-même, s’arrêta à notre taverne et mon père lui montra son registre...
L’Excellence le félicita de son initiative et quelques temps après, des militaires sont venus le voir avec un beau brevet!
Regardez-le, Señor! Un vrai brevet de fonctionnaire!»
L’homme déplia un parchemin réduit en lambeaux; néanmoins très officiel, rendu presque illisible d’avoir été si souvent exhibé.
Manuel Lanzada comprit vite que si la lubie du père du tavernier fut considérée au début comme une simple curiosité par l’autorité du lieu, elle s’était rapidement transformée en obligation dès que cette dernière en avait mesuré tout l’intérêt stratégique. Aussi, le malin était devenu, malgré lui, un auxiliaire administratif et son travail “une charge” qui lui permettait d’encaisser quelques émoluments des caisses du gouverneur, pour tenir à jour son registre de capitainerie.
Là, inscrits sur les pages écornées et grasses, l'inspecteur général pouvait lire une interminable liste de bateaux aux noms glorieux qui faisaient rêver l’aubergiste de voyages et abreuvaient, à peu de frais, les rapports prolixes de l’amirauté.
Sur cette état figurait de nombreux trois mâts remarquables, des navires de ligne sous pavillon français, comme le “Royal-Louis” et son frère le “Saint-Louis”. Plus haut, Manuel déchiffra les noms du “Fabulous”, galion légendaire qui naviguait encore sous le drapeau d'Angleterre et celui du bateau hollandais “l'Eendracht”. Sous la bannière de l’empire, une importante armada avait mouillé ici :
Les deux mâts-barque “La Siréna” et “l'Esmeralda”, ainsi que des vaisseaux de guerre formidablement armés comme “l'Amelia” et le “Santiago” tous deux, d’anciens navires de l'Almirante don Oquendo, rescapés de la bataille des Dunes en 1639, furent les visiteurs les plus prestigieux de Puerto Plata.
L’andalou remarqua que bon nombre de navires répertoriés dans ce registre ont eu des destins dramatiques … Beaucoup se sont perdus en mer, furent détruits ou pris par les pirates.
Manuel, doté d’une mémoire des noms peu commune, releva ceux dont il se souvenait avoir perdu la trace alors qu’il était simple comptable de la Casa à Séville.
Il tomba sur l’impressionnante série des “Nuestra Señora...”, ces galions transporteurs construits au début du siècle, que la divine protection de la très Sainte Vierge n’empêcha pas de ne jamais revenir à San Lùcar.
Le “Nuestra Señora de Guadalupe”, Nuestra Señora de Guia”, “Nuestra Señora de la Concepciòn”, “Nuestra Señora de los Reyes”, “Nuestra Señora de la Consolaciòn” et, bien d’autres, firent un jour escale ici et disparurent peu après, sans laisser de traces de leurs richissimes chargements...
Funeste et troublante constatation que révélait ce registre...
Revenant à la dernière page, don Manuel lit à la date du 15 avril 1652 :
“L'Asturias”, navire de ligne trois mâts-barque et beaupré, sous pavillon de course d'Angleterre. Plus de mille tonneaux, deux cent pieds de long, armé de 70 canons sur deux ponts, navigue sous le commandement de Monsieur Somerset Samuel Georges, avec Monsieur Smith Jonathan, comme capitaine en second. A levé l'ancre le 17 avril après le passage du mauvais temps. Parti vers le Nord.
Impressionné, Lanzada félicita l'aubergiste de la parfaite tenue de son journal. A brûle-pourpoint, il lui demanda les dernières nouvelles de ses turbulents voisins de la Tortue, de ce redoutable “Le Vasseur”, dont l’écho terrifiant lui était parvenu. L'homme, en l’instant si volubile, blêmit à cette question... Le sujet l’embarrassait et le voilà qui minaude, s’esquive, s’agite en regardant autour de lui, avant de lui avouer dans un souffle : « Señor, on ne prononce jamais ce nom ici !
Ce...ce “gobernador francès” est maudit, c’est la pire des calamités de nos eaux !»
Il n'osait prononcer le nom du maître de l'île, de ce “Le Vasseur” à qui, probablement, le fourbe devait faire parvenir la copie des informations sur les navires, qu'il transcrivait journellement avec tant d’application.
Pour égarer l'étranger curieux, le tavernier broda sur l'excès coutumier des gens de mer, sur la réputation des “flibustieros”, sans doute mauvaise mais assurément noircie exagérément par les ragots colportés par ces pleutres de militaires.
Bien entendu, ici, il ne voyait jamais le moindre pirate. Et, surtout, aucun d'entre eux, jamais, ne s'était assis sur l'un de ses bancs, ni n'avait eut l’audace de franchir l'huis de son établissement. S’ils s’approchaient, lui, “le fonctionnaire dévoué au Roi”, saurait les faire déguerpir... Et, du pouce, le malin montra l’escopette évasée pendue en évidence au dessus de son comptoir.
D'une piécette d’or, l’andalou paya grassement sa cruche d'eau citronnée et salua sous les remerciements appuyés du bonhomme.
En dépit de la présence de l’Estrellamar, la placette écrasée de chaleur était à peu près déserte. Seuls, quelques indigènes, nus jusqu’à la taille dans l’onde limpide, aidaient les marchands de légumes à charger la chaloupe du brigantin.
A croire que les habitants s’abritaient de l’ardeur du soleil tropical et attendaient sans doute le soir pour sortir de leurs taudis et vaquer à leurs misérables affaires dans cette minable bourgade.
Seule exception que remarqua Manuel : un grand noir, botté et chapeauté, déambulait en plein soleil le museau au vent, avec l'air emprunté de celui qui porte indûment les chaussures de son maître.
Pourtant, le voyageur sentait des dizaines d’yeux qui l'épiaient, qui le dévisageaient derrière les jalousies délabrées des pauvres maisonnettes, à travers les palissades de cannes tressées des cahutes environnantes. Des regards lourds, curieux, avides de savoir pour qui et, surtout pourquoi, un haut personnage de Séville venait d’arriver à Hispaniola...
Pour le premier contact avec ce côté-ci de l’océan, personne ne lui inspirait confiance.
Encore fiévreux, oppressé par ce climat étouffant qu’il découvrait et qui l’accablait déjà, il décida de retourner au bateau et se dirigea d’un bon pas vers l'embarcadère branlant.
Amarrée à trois pas, la grosse chaloupe du bord était déjà lourdement chargée de régimes de bananes, de légumes inconnus, de volailles et de curieux porcelets noirs prisonniers de cages grossières en bambou. Un marin du bord, au torse cuivré, rangeait tant bien que mal tout ce chargement de victuailles en dévorant, à belles dents, un fruit juteux.
Soudain, d’un sentier de la forêt toute proche, un convoi sombre et bourdonnant déboucha sur le quai. Devant la mine patibulaire des hommes, la main de l’andalou se crispa sur la garde de son épée. « Ne craignez rien, Señor, ce sont des boucaniers !» rassura le marin.
Sur des mulets, les arrivants transportaient des paniers de vannerie qui abritaient des quartiers de viande fumée pour le bateau. Ils étaient habillés de culottes de cuir engluées du sang des bestiaux qu'ils écorchaient toute la journée pour leur industrie et des essaims de mouches les entouraient, eux et leurs bâts, en un nuage permanent.
Leurs têtes de brutes étaient coiffées de drôles de chapeaux de paille aux côtés rognés, d’où dépassaient des tignasses hirsutes, ignobles de saleté. Chaque individu portait une sorte de fusil long de quatre pieds, une corne de poudre et une grande lame pendue à la ceinture. Alors que des chiens énormes, des molosses dressés pour la chasse au bœuf sauvage, les escortaient à quelques distances.
Manuel ne les entendit pas parler mais, plutôt, grommeler et grogner entre eux et, bien que posté de l'autre coté de la route, il retint difficilement un haut-le-cœur, tellement la troupe dégageait une puanteur effroyable.
Bien que curieux de leurs pratiques, Manuel ne s'approcha pas plus d'eux, tellement leur abominable pestilence l'incommodait.
Il préféra retourner au navire ancré à une petite encablure, sur une pirogue qu'il loua pour un vulgaire maravédis à un jeune indien au sourire éblouissant.
Ces hommes, si l’on peut encore les nommer ainsi, s'étaient transformés en une race de mutants qui était retournée vers la forêt, par instinct et par intérêt, pour revivre, à leur manière, l'époque du feu originel : Celui de la chasse primitive des bœufs, des taureaux et des cochons. Il faut dire que l'île d'Hispaniola regorgeait de gibier et surtout de milliers de bovins redevenus sauvages. Effectivement, dès les premières années qui suivirent la Conquista, les colons, volontaires ou déportés, avaient débarqués dans l'île avec des troupeaux entiers.
La découverte providentielle d'argent à Puerto-Plata, le commerce facile, l'absence de femmes, furent autant de raisons suffisantes pour décourager ces hommes isolés qui abandonnèrent la difficile colonisation du cœur de la grande île. Ils quittèrent bien vite l'intérieur et sa forêt vierge pour les villages du rivage où se tenaient les comptoirs de commerce et les premiers bordels.
L'occasion transforma vite les fermiers en pillards, quelques chenapans à la voix forte et au geste brutal devinrent les initiateurs de ces bandes de vauriens qui s'armèrent. Véritables ancêtres des flibustiers, quatre générations de colons déçus ont engendré les terribles “Fils de la Tortue”. En abandonnant leurs cahutes dans la montagne ou au fond des vallées humides, ils laissèrent derrière eux leurs dizaines de vaches qui se multiplièrent allègrement, durant tout un siècle, sans subir la régulation des prédateurs.
Ces troupeaux extraordinaires de plusieurs dizaines de milliers de têtes vont fournir durant des décennies, leurs viandes à la grosse centaine de boucaniers qui en tirent subsistance et en font un commerce bien utile pour les navigateurs.
Ils pourront, encore bien longtemps, apporter dans les ports leurs boucans, comme le font les bougres qui déchargent leurs mulets dans la grosse chaloupe du brigantin "l'Estrellamar".
En cette fin d'après-midi étouffante, Manuel Lanzada se retrouva à bord du brigantin; alors que le bras de charge remontait les barriques d'eau que hissait une demi-douzaine de matelots, en sueur, attelés au cabestan.
Avec de nouveau une eau propre et douce à profusion, Manuel aurait droit à un bain que lui préparait, sans doute déjà, le jeune Francisco.
Demain, dès la première risée, Bartholoméo Enrique Casas allait lever l'ancre pour la dernière partie de la traversée, celle qui allait mener le navire jusqu'à Santiago de Cuba, la merveilleuse perle des Caraïbes.
Haussières : Forts cordages servant à amarrer ou à remorquer un navire.
Cabestan : Treuil horizontal à 6 ou 8 bras.