asturias-1652.com    3 Romans de Mer et d'Aventures    Bernard Yves Espla  ©   


 
 
 

GOBERNADOR  * PREMIER TOME 
CHAPITRE XVI  
 
Les ruses et les machinations ténébreuses ont été imaginées par l'homme pour venir en aide à sa lâcheté.
                                                                                                            Euripide.

Le vingt-sixième jour du mois de mai 1652, dans la rade de Palmiste, à la Tortue.

 L'Asturias était toujours mouillé dans la rade abritée de Basse-Terre, capitale incontestable de la Tortue.
Toutefois, le navire avait changé de place et s'était rapproché de la citadelle. Après la tempête, Somerset avait donné l'ordre de remonter les ancres pour changer de mouillage; il jugeait celui-ci trop dangereux, trop proche des récifs affleurants et, surtout, de la batterie qui avait coulé si aisément la galiote espagnole.
Comme cette batterie était tenue par des Français et que son amour pour ce peuple s'arrêtait aux déboires cuisants subis jadis de s’être frotté le ventre précisément à celui d’une garce française; il préférait les considérer comme des ennemis jurés dès qu'il foulait le pont de son navire.
D'ailleurs, depuis son arrivée à la Tortue, il s'était passé beaucoup trop d'événements imprévisibles et le gouverneur Le Vasseur, tout claquemuré qu’il était dans sa forteresse de la Roche, avait eu chaud aux basques.

Certes, ce dernier avait repoussé le débarquement castillan, toutefois il devait sa “courte victoire”, non à la piètre combativité de ses soldats mais au manque évident de matériels des assaillants!... Ces derniers durent, en fin de compte et pour bien peu d'entre eux, réembarquer sans gloire.
Pour cause de cyclone tropical, les Espagnols avaient raté l'effet de surprise de leur attaque; toutefois, cela n'avait pas entamé leur ardeur et les rescapés -ceux qui s'étaient abrités dans quelques anses voisines- avaient attendu la fin de la tempête pour débarquer.


L'après-midi même, ils échouèrent la galère et leurs lourdes barques sur les hauts fonds entre les récifs et mirent à terre le reste de leur équipement. 
Sans tarder, des colonnes de soldats, des Cubains bardés de fer, s'étaient enfoncées dans les forêts qui bordaient la côte. C'est donc par la terre que les troupes attaquèrent les casemates et commencèrent à incendier des carbets et des entrepôts sur les premiers contreforts de la citadelle de la Roche.
Le Vasseur fit donner sa mousqueterie car bien peu de canons étaient tournés vers l'intérieur de l'île. Durant le déplacement de ses bouches à feu, il envoya en première ligne une escouade de boucaniers qu'il avait sous la main; “les saigneurs de vaches” furent ainsi les premiers au feu.
Une seconde ligne de mousquets, destinée à contenir les assaillants, fut installée le long d'une palissade, un vague muret de terre et de troncs, au départ du chemin de Basse-Terre à Tête-Ligne. Il s'agissait plus d'un contrefort de retenue des terres agricoles, emportées par les orages qui dévalaient la colline, que d'une véritable fortification.
Mais, les boucaniers revêches s'accrochèrent à sa défense et ils perdirent, dès l’engagement, beaucoup d'hommes.
La troupe espagnole forte de quatre centaines de soldats environ, était disciplinée et bien commandée; de plus, une meute de supplétifs indiens combattaient en avant-garde, devant les tercios de débarquement.

Ces sauvages firent preuve de hargne et de férocité, enlevant à la lance et au casse-tête la première ligne de feu, durant la période où les forbans tentaient de recharger leurs longs mousquets. Ces combats brefs d'une grande violence, laissèrent une vingtaine de cadavres chez les pirates et, bien le double chez les Indiens; mais la fortification sommaire était dépassée et servirait dans l'autre sens.
Un canon espagnol fut roulé sur le chemin et les servants se protégèrent de la seconde salve de mousqueterie des flibustiers derrière de curieux boucliers de cuir qu'ils venaient de prendre aux boucaniers étendus.
De la dunette de l’Asturias, Somerset vit le départ du coup de canon qui ouvrit une brèche sanglante dans les rangs des défenseurs des premiers entrepôts.
Par une technique militaire rodée depuis des lustres et qui avait fait ses preuves dans les guerres des Flandres, une nouvelle rangée de tireurs venait remplacer les mousquetaires qui rechargeaient leurs armes. Sur les ailes de l'engagement entre la mitraille crachée alternativement par la mousqueterie et le canon, des piquiers couraient sus à la racaille. Bientôt, les abords du bourg et la plage au-dessous des cocotiers, furent couverts des dépouilles des flibustiers. Alors que dans la forêt proche, on pouvait entendre les aboiements des grands chiens, dressés pour la chasse aux bœufs, qui attaquaient avec leurs maîtres dans une boucherie sans nom. Les Indiens, enrôlés dans les rangs espagnols, s'étripaient avec les boucaniers, noyant dans le sang toutes les rancunes et les haines accumulées de leurs incessantes escarmouches dans la forêt.

D'où était mouillé l'Asturias -c'est-à-dire à un quart de mille anglais de la côte- ses propres canons pouvaient efficacement intervenir dans la bataille et, durant un court instant, Somerset hésita : Il se demanda sur quel camp il allait braquer ses bombardes!
Combatifs et efficaces, les cuirassiers cubains prirent pied dans la première chicane en bas de la contrescarpe du fort, obligeant les pirates à refluer et à s’enfermer derrière leurs murs. Alors, concentrant sur lui l’attention des assiégés, le rusé capitaine castillan envoya discrètement une brigade qui escalada la falaise en surplomb du fort. Bientôt, le combat devint inégal quand les grenadiers de Santiago, de leurs pétards de guerre jetés du haut du rocher, déchiquetèrent sans peine les grappes épaisses de canailles sur les remparts.
La fureur de ces derniers n'était pas suffisante pour compenser leur manque de discipline et l'absence de commandement. Bien plus à l'aise à l’abordage sur la mer que sur un mur, les flibustiers abandonnèrent le terrain peu à peu, laissant les échelles des assaillants s’appuyer aux créneaux rougis de leur sang et de leurs boyaux.
Au mépris de ses propres défenseurs, Le Vasseur fit retourner ses canons et donner leur mitraille sur ses courtines. Cela marqua le premier ralentissement dans l'avance des troupes espagnoles, d'autant que venant de la mer, une volée de boulets explosifs arriva en vrombissant sur le glacis. Les artilleurs de l'Asturias venaient de mettre une bordée au but, envoyant dans les airs les échelles où restèrent accrochés les membres épars des Cubains en cuirasse.
Une grande clameur s’éleva du fort -un premier signe de victoire des flibustiers-,  salua l'entrée dans la danse du vaisseau de guerre anglais.

La visibilité s'estompa sur les lieux des combats car sur la plage, un dépôt de coton et de sucre était en train de brûler. Le vent de terre, entrant en cette fin d'après-midi, renvoya la fumée acre et épaisse de l’incendie qui recouvrit rapidement les belligérants et le pied de la forteresse de la Roche.
Chacun profita de l'interruption de la canonnade pour se terrer, ramasser ses blessés et parfaire sa position.

A la lunette, à bâbord de l'entrepôt en flamme, Somerset remarqua un attelage de chevaux qui tirait une batterie de deux canons vers une petite éminence dépassant la crête des cocotiers. Suivaient des soldats espagnols attelés à une charrette qui ne pouvait rien contenir d’autre que des barils de poudre et des munitions. De la légère hauteur qu’ils investissaient, non seulement les Castillans allaient prendre sous leur feu l'alignement de la poterne mais, en décalant à peine la hausse, ils pourraient parfaitement bombarder l'Asturias!
L’Anglais sentit la sûreté de son vaisseau dépendre du bon vouloir de son adversaire et il détestait cela.
Aussi, sans attendre la fin de l'installation de la batterie, il descendit vers les pièces de chasse du gaillard d'avant; ses seuls canons pointés vers la terre depuis que la brise venait de faire pivoter son navire qui alignait à présent, sa proue énorme au fort
Sur le vaste pont-mitan, accoudés à la balustrade ou en grappes sur l'emplanture du mât de misaine et aux échelles de bas-haubans, les marins assistaient à la bataille comme à un spectacle dantesque.
Et, parmi eux, ne perdant pas une miette des combats furieux, les deux demoiselles -toujours grimées en garçons- dévoraient des yeux les paillottes embrasées. Ce fut leur parfum qui attira l'attention du capitaine car les matelots, en troupeau, les avaient entourées. Heureusement pour elles, la canaille du bord était bien plus émoustillée par la bataille en court que par les deux jeunes tourterelles, même déguisées en moussaillons.
De sa voix de stentor, Somerset ouvrit les rangs et s’avança vers les jeunes filles en vociférant des injures.
Celles-ci se recroquevillèrent lorsque les deux mains rudes du capitaine les saisirent par les cheveux. En les secouant, il les reconduisit vers leur cabine en fulminant… Là, il les sermonna vertement de leur inconscience.

 
«Pauvres inconscientes!  Pauvres ignorantes de la folie des hommes!
Que cherchez-vous, à mettre le feu aux poudres sur ce bateau? Avez-vous déjà oublié la lubricité de cette racaille?
Je vais vous enfermer jusqu'à la fin de la bataille, avec l'interdiction de vous montrer aux pavois!»

Menées sans aménité par les cheveux pour traverser le pont central, les jumelles sautillèrent sans noblesse de leurs pieds nus sur le bois rêche du caillebotis. Une fois dans leur cabine, Somerset planta une sentinelle devant la porte qu'il ferma violemment à double tours.
L’instant d’après, en remontant à grandes enjambées vers le gaillard, il pensa s’être mis en colère comme l'aurait fait un véritable père... Ou, pire, un mari jaloux.
Toutefois, sa violence restait bien anodine au regard de celle que ses hommes pouvaient faire subir aux deux pucelles écervelées!

Somerset connaissait trop la bestialité de la racaille qui l’entoure, dont l'idée seule du sang frais qui ruisselait à gros bouillon dans les caniveaux du fort et l'odeur de la poudre réveillaient dans leurs cerveaux étroits, des réactions bien incontrôlables.
Tout commandant -et lui le premier- savait canaliser cette fougue lorsqu'il s'agissait de combattre; elle était même indispensable à toute victoire lorsque, par ses ordres, il la transformait en fureur aveugle et en haine qui décuplaient la force des hommes, les rendant insensibles à la mort ainsi qu’à leurs propres blessures. Mais là, en lointains spectateurs sevrés de l'ivresse du combat, leurs instincts échauffés devraient trouver un autre exutoire et le viol s’avérait la réponse qu'ils appliquaient dans ce cas d'espèce!A voir la mise à sac d'un village qui s'effectuait sans véritable bataille où le simple embrasement des maisons déclenchait des folies collectives... Et gare aux femelles de toutes couleurs ou religions, qui venaient à traîner au milieu.

Somerset regagna la passerelle-avant qui, par enchantement, s'était vidée de ses spectateurs; seuls les artilleurs et leurs servants sont aux affûts. Une dernière fois, le capitaine rouquin vérifia à la lunette l'avancement de l'installation de la batterie espagnole et indiqua la hausse pour la distance à l'artilleur d'une des pièces. A sa demande, on la pointa vers la plage en agissant sur les palans latéraux.
La gueule béante engloutit la charge de poudre dosée dans sa gargousse, sa charpie, le boulet et l'on bourra le tout. Une opération semblable fut préparée sur les trois autres canons.
Somerset ordonna le tir, dès que l'avant de son navire s'aligna avec un repère qu'il avait pris sur un angle du fort de la Roche. Alors, la mise à feu fut transmise aux lumières des quatre bouches et les coups partirent presque ensemble dans un vacarme d'enfer.
L'on entendit distinctement les boulets fuser, leurs courses s'infléchir et après un temps qui leur parut très long, tomber enfin en plein sur les canons espagnols. Les bombes  explosèrent alors, légèrement décalées.
La batterie, à peine installée par ses servants, vola en éclat et les chariots de poudre disposés auprès d'elle, éclatèrent par sympathie. 
Un gigantesque feu d'artifice se déchaîna quand les nombreux caissons environnants s'enflammèrent, consumant les réserves de poudre du corps de débarquement.

Une grande clameur s'éleva des remparts et ce fut la curée. La herse de la poterne s’ouvrit, vomissant une marée de combattants de toutes espèces qui se jeta dans la mêlée pour débouter les assaillants. Les mousquetaires espagnols n'eurent bientôt plus de poudre ni de balles; l'on se battit avec les piques et les gaffes, puis avec des couteaux et des haches. Dans le corps à corps, les flibustiers étaient les meilleurs et bientôt ils submergèrent les soldats réguliers. Abasourdis par les explosions, les Cubains refluèrent de leurs positions et leur capitaine fut blessé, puis achevé et son chef empanachée piquée à une lance. L'exploit sonna la débandade, mettant un terme aux dernières volontés de poursuivre le combat.

Bien peu d'Espagnols regagnèrent les navires ensablés; ils furent poursuivis dans les bois par les boucaniers, débusqués par leurs chiens et abattus. Sans parler des prisonniers et des blessés qui furent passés par le fil de l'épée et leurs cadavres pendus aux cocotiers de la plage. Seuls, les supplétifs Caraïbes rescapés s'évanouirent, disparaissant comme ils étaient venus dans la forêt vierge de l'île de la Tortue.

Ainsi s'acheva par une défaite désolante et honteuse, la troisième opération punitive organisée par l'amirauté espagnole contre la colonie flibustière de la Tortue. Lorsque le lendemain, l'on fit le bilan de cette malencontreuse opération, on nota qu'elle se soldait par la perte d'une partie de la flotte, en tout cinq navires coulés par le cyclone, la batterie française ou échoués sur les hauts fonds...
Et la mort de près de deux cent soixante quinze soldats cubains, ainsi que l'abandon irrémédiable de leurs équipements.
Quant au camp des pirates, on dénombra trois cent seize tués et plus de cinquante blessés dont certains ne passeront pas la prochaine nuit!

Si, incontestablement, c'était un succès des Frères de la Côte sur les forces de la couronne; des victoires aussi dévastatrices saigneraient vite à blanc les rangs de la population cosmopolite de la colonie. 
Ici bas, la perspective de combattre à la loyale contre des soldats aguerris, n'enchantait personne. Pareillement faire la guerre “chez eux et pour rien” ne convenait pas aux pirates. 
Le patriotisme autour d’une bannière, tout comme l’esprit de sacrifice pour un vulgaire caillou, n’étaient pas les vertus prédominantes de l'engeance flibustière qui s’empressera de déserter l'île pour des rivages plus cléments.

Quelque part, le calcul des amiraux de La Havane n'était peut être pas si stupide que cela!


* * *
 
Copyright-Tous droits réservés - SGDL 1998-10-0042



Créer un site
Créer un site